Où l’on peut constater que la philosophie implique une prise de risque… Sloterdijk n’est pas « le philosophe qu’il faut lire en ce moment », mais un philosophe, allemand, qui mérite une lecture attentive et patiente. Commençons tout de suite par la vraie fausse-affaire, et sautons sur la postface qu’il faut lire en priorité : « C’est une faiblesse bien connue de l’écrivain que de ne pas songer, en écrivant, aux malcomprenants, qu’ils le soient par habitude ou par métier. » C’est la presse qui a monté la fausse affaire en pratiquant explicitement l’excitation artificielle. Les médias n’ont pas informé, mais ont pratiqué techniquement leur métier : ils ont produit de l’émotion. La chose est pourtant claire : Sloterdijk traite de la fin, historique, de l’humanisme littéraire. Cet humanisme, qui a fondé et fait la culture des siècles, considérait qu’il formait l’homme par la lecture et l’écriture, et que le but de cette œuvre humaniste était de rendre tolérant, « d’enseigner la retenue du jugement et l’ouverture de l’ouïe ». De cette conférence, publiée ici en français, les journalistes n’ont retenu, à partir du vocabulaire employé, que les motifs de lever une dénonciation publique de ce qu’ils ont nommé à tort un anti-humanisme. Mouvement de basse-cour, mouvement de volaille effrayée. Il s’agit de simples questions : Est-ce que dans l’évolution des siècles et au cours de la civilisation occidentale, l’espèce humaine sera amenée à réformer génétiquement les propriétés de sa propre espèce ? La technologie conduira-t-elle à planifier les caractéristiques de l’humanité à venir ? Osera-t-on passer un jour « du fatalisme des naissances, à la naissance optionnelle et à la sélection prénatale » ? Précisions : l’auteur ajoute que c’est en posant seulement ces questions que « l’horizon de l’évolution commence à s’éclaircir devant nous, même si c’est d’une manière floue et inquiétante« . Ce sont donc ces questions dont on attend d’un professionnel de la culture qu’il ne les pose pas. Sloterdijk les pose, d’où l’indignation des supposés représentants de l’opinion publique. Fin de l’affaire.
Pour apprécier dans toute sa portée et son intelligence critique la perspective de Sloterdijk, il convient de lire la Critique de la raison cynique, publiée en France chez Christian Bourgois en 1983, et rééditée au début de l’année. Un vrai bel ouvrage de philosophie, assez épais et passionnant. Les quelque dix-sept années qui se sont écoulées depuis n’altèrent en rien la sagacité et la profondeur du texte. La new wave, la cold wave et les punks sont un peu oubliés, mais le cynisme contemporain n’a pas pris une ride. Il est amusant de voir que la chute du mur de Berlin ne change rien de fondamental à la problématique du philosophe. Le texte des Règles pour le parc humain est beaucoup plus sec et orienté. Il touche avec précision, bien qu’avec lenteur et précaution à de multiples points délicats. C’est que, selon l’auteur, la philosophie occidentale convoque les hommes face à des problèmes bien trop lourds pour leur faiblesse, sachant qu’ils ne se résoudront jamais à ne pas y toucher, malgré, ou en raison, de leur poids extrême. L’objet même de la philosophie serait, dès l’origine, le cauchemar de la raison, soit le non-maîtrisable. D’où ces discours forcément mais inévitablement effrayants sur la garde et l’élevage de l’être humain. C’est ainsi que le discours politique, chez Platon par exemple, est une discussion professionnelle entre éleveurs : comment placer la cité sous des règles transparentes et rationnelles. L’inconfort philosophique ne date pas d’hier… Dès les débuts, et presque transcendantalement, l’inquiétude ronge et rongera toujours le parc humain, quand bien même on l’orienterait distractivement vers des thèmes ludiques (mais sinistres) de loisirs, de (faux) bien-être et de mirage de prospérité collective. L’ironie mortellement blessante pour tous est peut-être là : « Les hommes ne sont pas seulement tenus dans les parcs à thèmes politiques : ils s’y tiennent eux-mêmes. » CQFD.