Durant des décennies, la mise en cause de la nature socialiste de l’URSS exposait à se voir traiter de « fasciste » ou d' »hitléro-trotskiste » par des staliniens qui tenaient le haut du pavé. A la fin des années 30, l’ancien communiste yougoslave Ante Ciliga avait déjà essayé de déboulonner ce mythe dans Dix ans au pays du mensonge déconcertant (Champ libre, 1978) : analyse de l’URSS comme société de classe fondée sur de nouveaux rapports d’exploitation et d’oppression. Mais, aujourd’hui, ces affirmations passent curieusement pour toujours aussi inconvenantes car nous sommes passés d’un « mensonge déconcertant » à un autre : le principe d’un changement social radical est assimilé à un révolutionnarisme de mauvais aloi, voire à de la complaisance pour les tyrannies totalitaires. Si l’URSS fut bel et bien la réalisation du socialisme, son effondrement barre l’horizon et nous condamne à vivre dans ce monde : totalitarisme, Etat-Parti, travail forcé et camps de concentration seraient synonymes d’émancipation sociale.
S’appuyant sur l’œuvre de George Orwell, Michel Barrillon démontre la nécessité d’opérer les rectifications sémantiques face au discours falsificateur des maîtres, indispensable au maintien de leur domination. Il définit donc l’URSS comme un « capitalisme réellement existant » en rappelant son imitation du modèle de l’économie allemande durant la Première Guerre mondiale ; puis en clarifiant le rôle d’une nouvelle classe dominante, la « nomenklatura ». Ce qui l’amène à voir dans le léninisme un anticommunisme : idéologie d’intellectuels postulant l’immaturité des classes laborieuses et niant la force du mouvement autonome des travailleurs. Il s’attaque enfin à la difficile question du scientisme de l’œuvre de Marx, sans véritablement innover mais en posant des questions essentielles sur « la prétendue nécessité de l’étape capitaliste » et sur les ravages d’un progrès technique mû par les seuls besoins de la reproduction d’un système capitaliste aux potentialités mortifères. Malgré des sources historiques quelquefois surprenantes -André Glucksmann et Daniel Cohn-Bendit sur l’insurrection de Kronstadt plutôt que Paul Avrich, Ida Mett ou Alexandre Skirda-, l’essai de Michel Barrillon est à lire par ceux qui ne veulent pas se résoudre aux catastrophes prévisibles que la résignation et la démission du plus grand nombre nous préparent.
* Rappels élémentaires pour les bonnes âmes qui voudraient s’accommoder du capitalisme