L’image de l’archipel cerne bien les contours de l’œuvre Kitano. L’archipel, c’est le Japon bien sûr, une des régions du cinéma mondial les plus actives du moment. C’est aussi une ciné-topographie possible des films du cinéaste japonais : le morcellement spatial en mille îles séparées entre elles par l’élément maritime représente avec justesse la fragmentation mentale des anti-héros kitaniens. Les personnages, proprement insulaires, s’offrent comme des biotopes, autarciques et auto-suffisants, où faune et flore, sous des dehors sereins, cachent une violence inouïe, où les prédateurs, en traquant leurs proies, se détraquent eux-mêmes au nom d’une survie biologique supérieure : le fameux équilibre naturel. Or, le « naturel », chez Kitano, est comme le « character » du scorpion dans l’Arkadin de Welles : il pousse à piquer la grenouille secourue malgré les promesses de bienveillance ; et si l’honneur n’est pas sauf, la Nature reste fidèle à elle-même. Le cinéma de Kitano est un « bio-cinéma » au sens où l’ordre du monde qu’il met en scène repose aussi bien sur l’impossibilité de canaliser les émotions et les pulsions des vivants, que sur l’espoir contradictoire de voir un monde serein accoucher de ce dysfonctionnement funeste. La boucle est ainsi bouclée, et les violences qui déchirent les silences du récit n’empêchent jamais le retour du calme et de la sérénité.
Jugatsu, deuxième long métrage de Takeshi Kitano (1990), jusqu’alors inédit en France, offre, sous la forme d’un film ouvert et libre comme une première œuvre -rappelons que Violent cop était à l’origine une commande-, la quintessence du sublime kitanien. Récit d’initiation qui raconte comment Masaki, un jeune homme sans qualités, apprend à conquérir le monde -c’est-à-dire à protéger les siens-, Jugatsu est une épopée existentielle au cours de laquelle les violences rencontrées, les amours engagés, les coups portés, sont autant d’étapes cruciales vers le devenir-homme du personnage principal. En outre, si chaque film de Kitano choisit comme matière à explorer la diversité des émotions qui traversent un être au moment où il passe, ou ne passe pas à l’acte -l’action est toujours évaluée au miroir de soi-, la ligne de partage entre les personnages passe entre ceux qui donnent des coups et ceux qui les reçoivent. Les premiers ne savent pas doser leurs émotions exacerbées, et frappent avec frénésie ce qui échappe à leur saisie du réel ; les autres subissent des émotions de retrait (passivité, méditation), et se présentent comme des victimes idéales et quasi consentantes. Ce mode d’exposition des émotions, si typique de Kitano, cette alternance des coups reçus et des coups donnés, on pourrait le nommer le « rentre-dedans ». Ajoutons enfin que l’humour fait toujours le lien entre ces deux anormalités comportementales. Il est le biais qui dédramatise l’absence ou le trop plein d’action. Kitano joue magnifiquement sur la corde de « Beat » Takeshi, le comique populaire du Japon. La force expressive de Jugatsu repose en partie sur ce va-et-vient subtil entre la violence physique (sortir de soi), la quête intime (entrer en soi), et un burlesque assumé comme vecteur d’harmonie.