Aperghis a découvert à la voix humaine des lieux inconnus. L’expérience des Récitations est proprement remarquable. Il y a d’abord des mots pris pour leurs contenus sonores ; foin du sens, de la mélodie, de la prosodie. Le chanteur est pourtant un acteur. Comment exprimer, raconter une musique qui refuse la linéarité, le discours traditionnel ? Aperghis propose une musique aux frontières du théâtre. Ce n’est pas pour rien que récemment encore il effectuait une adaptation d’une pièce de Minyana. Les Récitations naissent du tomber des mots, comme lorsqu’un enfant récite sa poésie sans en comprendre la teneur. De ce seuil sonore, Aperghis explore les ressources du Verbe pris comme pigment essentiel de la musique. Peut-on se passer du vocable ?
Il est difficile d’échapper à l’emportement de l’interprète qui s’emballe sur quelques phrases, qui impose son rythme. L’écriture vocale est ici une véritable dramaturgie. Théâtre de la voix, les Récitations appartiennent aux œuvres du siècle qui ont fait avancer et repousser les techniques interprétatives. Peut-être un chanteur classique ne se serait-il jamais lancé dans cette aventure ? Trop de risque de se « casser la voix » ? La timidité des chanteurs actuels à affronter le répertoire contemporain est scandaleuse.
Est-ce un hasard alors si Martine Viard est d’abord une comédienne ? Une comédienne hors pair. Parfois elle a dû imaginer les hauteurs des notes, la rythmique. Parfois il fallait percer les intentions de l’auteur. Toujours, on doit avoir l’impression de mouvement, d’évolution. Sa maîtrise atteint des sommets dans la Récitation 10. On comprend aussi qu’elle se soit laissé tenter par l’envie de mettre en scène l’œuvre. Si Aperghis réduit sa musique à des phonèmes, l’interprète est là pour conférer du sens, de la matière signifiante. La syntaxe est le plus souvent chaotique. L’accumulation de groupe de syllabes (n°12), l’obligation de tout « chanter » en une seule respiration (n°14), autant de contraintes, de techniques qui font de l’interprète un héraut et un héros. Tour de force en même temps que poésie surréaliste, les Récitations méritent bien notre attention, qui plus est dans cette version, unique à ce jour. Le détour est plus que vivement conseillé. On ne saurait envisager les musiques et les théâtres d’aujourd’hui sans l’écoute, bouleversante, légère et rafraîchissante d’une œuvre au-delà notre train-train langagier. A l’évidence, la voix est notre instrument à tous.