« Tout est nombre », concluait Pythagore. Toujours en Grèce, près de deux mille cinq cents ans plus tard, Xenakis dit à peu près la même chose. Sa musique, fondée sur des théories mathématiques, est l’art de bien combiner les sons. Ni discours musical, ni langage, l’art de Xenakis n’a aucune portée signifiante. Pas l’ombre de méta-propos pseudo-philosophiques ici. De fait, le premier abord est forcément âpre. Il n’est pas évident par exemple de s’enthousiasmer pour la théorie des ensembles et les calculs de probabilité sur lesquels est fondé Herma (1960-1961). Cependant cette méthode de composition garantit une structure musicale nouvelle ; l’attention de l’auditeur est sans cesse sollicitée, souvent mise en défaut face aux agrégats sonores, à la terrible virtuosité de l’écriture pianistique. Malgré tout, la fascination prend forme petit à petit, des repères s’installent puis l’émotion surgit. Ce jaillissement est d’autant plus saisissant qu’il procure une satisfaction intellectuelle inqualifiable.
Evryali (1973), qui ouvre le disque, sous son apparente désorganisation, nous entraîne aussi dans des ramifications sonores complexes. Les mélodies se confondent, les rythmes se superposent. Cette tension aride explose sous les doigts d’Aki Takahashi. Outre l’incroyable prouesse technique, la pianiste révèle les abîmes insoupçonnés d’une œuvre aussi intransigeante que puissante en émotion. L’austérité de Mists (1980) vient d’abord de ce que la musique laisse transparaître l’énorme travail mathématique et logique qui a présidé à sa composition. Là encore, la pianiste parvient grâce à la variété de son toucher à offrir douze minutes d’immersion dans un univers abrupt et ardu, subtil et délicat.
La présence de deux œuvres de musique de chambre qui font la part belle au piano est particulièrement réjouissante. Effectivement, de la confrontation des timbres résulte l’irréductible altérité sonore des instruments. Les glissades du violon s’opposent aux blocs des accords martelés par le piano, de même que les vents évoluent en totale indépendance par rapport aux piano et percussions. Palimpsest est à l’évidence le moment le plus exaltant de cet enregistrement. La superposition des différentes strates musicales assure une densité rythmique autant que mélodique. La vitalité des instrumentistes, leur rigueur hallucinée confèrent à l’œuvre toute son ampleur, toute sa profondeur. Néanmoins cette attitude millimétrée ne brise jamais l’élan libérateur. Enfin, et ce n’est pas la moindre des vertus, ce disque permet de rappeler qu’avant de devenir le fond sonore de notre société contemporaine, la musique est un acte de création, une manifestation du sacré.