La vie de John Forbes Nash -génie précoce des mathématiques et Prix Nobel d’économie- fournit aujourd’hui la matière d’un récit protéiforme : une biographie parue chez Calmann Levy, écrite par une journaliste du New York Times (sous le titre Un Cerveau d’exception), et un film de Ron Howard, réalisateur solide, imprégné des valeurs positives de l’Amérique triomphante. Sortie de l’agaçante promotion d’un « destin exceptionnel », censée rassurer une Amérique ébranlée par le doute -ou par de dangereuses certitudes- la vie de John Forbes Nash est une fable paranoïaque, une surprenante allégorie de ce que fut la conscience collective américaine pendant la guerre froide.
Russel Crowe incarne Nash sur près de 50 ans (!), de l’entrée du jeune prodige à l’université de Princeton en 1947, vite promu professeur et reconnu par ses pairs comme un génie -il résout des problèmes jugés « impossibles » et révolutionne la théorie économique d’Adam Smith- à l’obtention du prix Nobel en 1994. Pendant les années 50, Nash est contacté par un mystérieux représentant du ministère de la défense, Parcher. On lui demande de déceler des codes secrets glissés par les Russes dans la presse et les magazines, préparant une attaque nucléaire. Nash se met au travail avec ardeur, dans le secret, sans en informer sa femme Alicia (Jennifer Connelly). Mais bientôt, sa mission devient un cauchemar de tous les instants : Nash est persuadé d’être poursuivi et menacé, un psychiatre diagnostique une schizophrénie aiguë. Il y a donc, dans ce cerveau « exceptionnel », capable de servir la cause de son pays, les germes d’une paranoïa profonde, propre à l’Amérique de cette époque : l’angoisse de la manipulation, l’obsession du secret et du danger imminent.
Malheureusement, Ron Howard n’a pas du tout cherché à donner un sens plus général au cas de John Nash. Sa vie est retracée de manière linéaire : au moment où l’on pensait que la petite histoire rejoindrait la grande, le récit suit bêtement une chronologie du seul héros et délaisse toutes les pistes intéressantes pour s’asservir au seul mot d’ordre biographique. Ron Howard fait preuve d’une maladresse impardonnable en se plantant sur tous les tableaux : d’abord le casting, avec Russell Crowe réussissant une performance d’un ridicule achevé, sur-jouant l’intelligence de tout son corps contrarié, à grands renforts de bégaiements et de tics nerveux. Puis la mise en scène, entre académisme amidonné et lyrisme vulgaire, constamment artificielle. Et enfin, un scénario qui réussit la gageure de rendre totalement invraisemblable l’aventure pourtant réelle de Nash, jusqu’au happy end, d’une indécente nullité.
L’ensemble est néanmoins très bien placé dans la course aux oscars. Obsédés par ce qu’ils appellent avec une candeur frustre et primitive le « destin », les producteurs d’Hollywood vont bientôt réduire la fonction du récit à une seule trajectoire, celle d’une vie « qui se distingue » et qui en même temps, confirme les valeurs auxquelles tous les spectateurs aspirent. Avec Un Homme d’exception, il semble que cette fonction d’exemplarité atteigne un stade critique : la vie de John Nash aurait pu être le point de départ d’un film possible, elle n’est malheureusement qu’un point d’arrivée. Là où il y avait un film à faire, un sujet à traiter, il n’y a plus que l’édifiante platitude d’un parcours individuel.