Neuf histoires dans lesquelles, comme le suggère presque paradoxalement un titre commun dont on devine immédiatement l’ironie, personne ne réussit : à l’heure où d’aucuns jugent Russel Banks vieillissant et proposent de l’oublier pour aller voir du côté d’une relève littéraire qu’incarnerait notamment Stewart O’Nan, cette réédition d’un remarquable recueil de nouvelles traduit voilà six ans chez Actes Sud permettra de vérifier que le style et le regard de l’auteur d’Affliction n’ont rien perdu de leur modernité. Si le succès de l’adaptation cinématographique de ses Beaux Lendemains par Atom Egoyan laisse à penser que son nom est désormais bien connu de ce côté de l’Atlantique, sa trajectoire de bourlingueur contestataire et polyvalent mérite qu’on y consacre quelques lignes : lorsque l’Amérique lance ses garçons dans la jungle vietnamienne, le jeune Banks laisse tomber l’université et choisit l’errance et le militantisme. Idéaux au cœur (pour l’égalité des droits et contre la guerre) et baluchon à l’épaule, il sillonne le continent jusqu’au Mexique, multipliant les activités professionnelles -on l’a connu plombier, étalagiste et même représentant en chaussures ; retrouvant finalement le chemin des amphithéâtres en 1963, il commencera, les années passant, à offrir sa plume aux différentes revues littéraires qui accueilleront finalement ses premiers grands textes. La notoriété vient avec un troisième roman remarqué, La Dérive des continents, retenu par les premières sélections du Pulitzer : Banks affirme rapidement une voix singulière, ancrée dans la culture d’une Amérique prolétaire, loin des scénarios flamboyants imaginés par ceux qui préfèrent n’en voir que les couches les plus rutilantes, et par-dessus tout obstinée à creuser les cicatrices et les gouffres dramatiques de l’existence.
Voici donc neuf nouvelles où, comme toujours, les vies dérivent ou ont dérivé, se brisent lentement ou violemment contre des obstacles trop gros pour elles -la peur, la solitude, l’hypocrisie, la détresse. Instabilité des cellules sociales et familiales, fractures des communautés, contradictions et souffrances des individus : Banks détruit à nouveau le fragile voile de rêves et de mythes qui enveloppe le quotidien américain et dénude sa face sombre avec une incroyable justesse dans l’expression. Il n’est que de lire l’éprouvante Reine d’un jour, nouvelle inaugurale du recueil, pour prendre la mesure de la force et de l’impact de son écriture, de la justesse contenue des émotions qui s’en dégagent. Ici ou là, il tire volontiers de ses thèmes de prédilection un conte absurde ou une fiction angoissante -armée mobilisée pour abattre un poisson idolâtré par la foule ou réunion de parents se demandant comment limiter la violence parricide de leurs rejetons. La puissance et la vérité atteintes par Banks dans ces courts textes mettent à jour une souffrance et un désespoir qui touchent juste, indéniablement. Réussir, comme toujours chez lui, c’est d’abord continuer à vivre.