On ne peut mesurer le plaisir que nous donne Franz Schubert au piano. Lui seul, en apesanteur, réconcilie simplicité et profondeur. Nous percevons plus sa musique que nous ne la comprenons. Schubert n’impose rien, il nous perd dans les méandres de ses phrases, tressées en labyrinthe. Au détour d’une gamme, d’un accord, il nous stupéfie. Hors de tout académisme. Si les 1000 opus qu’il a laissés ne sont pas tous majeurs (Schubert prenait trop de plaisir à jouer et à improviser dans les tavernes pour s’embarrasser de sa postérité), chacune des œuvres présentées dans ces deux CD sont de première importance. De la sonate méconnue en sol (de 1826) à l’ultime Fantaisie à quatre mains (réédition d’un best of enregistré en 1987), interprétées par Maria Joao Pires (avec la complicité d’Husseyin Sermet), de la sonate en la jouée par Michel Dalberto aux célèbres quatre impromptus interprétés par Anne Queffélec, nous sommes au cœur de l’esprit du compositeur.
Ces impromptus d’abord : quatre moments parfois « guirlandes virtuoses » (les 2e et 4e), parfois nocturne nostalgique (le 3e), parfois introspection aux éclairages multiples (le 1er). Anne Queffélec, quoi que bénéficiant d’un piano assez mal enregistré (à la fois maigre et brouillon), joue à fond le texte. Elle se mesure à un répertoire où Schnabel côtoie Zimerman, et Perahia Radu Lupu. Sans atteindre les sommets de ces monstres sacrés, elle ne démérite pas.
Michel Dalberto va beaucoup plus loin. Il est vrai que Schubert est pour lui affaire intime. N’en finissant pas avec son intégrale Schubert, celui qui, dès vingt ans, semblait jouer du piano comme un vieux maître, propose ici une version inouïe de l’avant-dernière sonate. Le rondo, thème et variations, final de la sonate en la, est au premier rang de l’ensemble de la discographie disponible.
Reste le cas Maria Joao Pires. Elle joue Schubert comme elle joue Mozart. En pénétrant sans appuyer. Sa sonate, sa Fantaisie sont une osmose. Elle est des rares interprètes à nous faire pleurer, en communiant. Un soir historique de 1991, elle joua au Théâtre des Champs-Elysées quelques impromptus de Schubert ainsi que l’opus 110 de Beethoven. Devant une assemblée d’amoureux, en larmes. Le public l’oubliait peut-être, car c’était Schubert qu’il pleurait. L’interprète était humble. Aujourd’hui, on sait que, grâce à Maria Joao Pires, la musique de Schubert n’est pas dramatique, elle est un drame.