Les Solitaires sont avant tout une histoire de fantômes. Comment vivre avec les morts, survivre sans ceux qu’on a aimés, et, plus difficile, se réconcilier avec le monde ? Des questions qui résument l’existence douloureuse de Pierre (Jean-Claude Montheil), quadragénaire ayant perdu sa femme Madeleine un an plus tôt. Inconsolable, celui-ci baigne dans un univers flottant, où le sommeil et la musique classique occupent une place prépondérante. De temps à autre, le spectre de son épouse se manifeste et le console tout en l’entraînant irrésistiblement vers le suicide. Baptiste (Philippe Garziano), le frère de Pierre, entre alors en scène. Figure joviale et énergique, Baptiste, malgré ses propres problèmes, recrée avec Pierre une complicité que tous deux croyaient disparue. Mais ce bonheur n’est-il pas qu’illusion lui aussi ?
Après son magnifique Ni d’Eve ni d’Adam (premier long métrage passé quelque peu inaperçu), Jean-Paul Civeyrac propose un essai apparemment aux antipodes. En passant de la pellicule au support vidéo (Les Solitaires ont été tournés en DV avant d’être kinescopés en 35 mm), d’un tournage principalement en extérieur à un film de chambre, des protagonistes pré-adolescents de Ni d’Eve… aux personnages mûrs de son second opus, le cinéaste surprend par ses choix. Et pourtant, les lignes de force des deux films convergent vers une même approche des relations humaines : des rapports où se mêlent sans cesse la brusquerie et la sensualité, l’ivresse et le manque, le désir et son impossible accomplissement. Civeyrac n’est jamais aussi doué que lorsqu’il s’attache à l’imprévisible des corps, à leur retenue qui éclate soudain en une pulsion toute-puissante. Dans une séquence téméraire, les deux frères imbibés de whisky s’embrassent comme des amants, en proie à un vertigineux abandon des sens les conduisant non pas à la frontière de l’inceste, mais plutôt dans les prémices d’une fusion sacrée qui se voudrait également physique, afin de se venger du temps perdu où ils ne s’étaient pas encore tout à fait reconnus. Et lorsque la réalité reprend ses droits, les conséquences ne sont que plus violentes, puisque la joie, l’amour et la fraternité se désagrègent sans promesse de retour. Les fantômes, quant à eux, profitent de l’occasion pour réapparaître…
En travaillant ce chaos d’affects contradictoires, Jean-Paul Civeyrac n’échappe pas toujours aux représentations fragiles, parfois à la frontière du dérapage. Ces limites inhérentes aux risques du projet se trouvent accentuées par la texture de l’image vidéo (même si le résultat tend à se rapprocher de la qualité cinéma, notamment dans les plans les plus sombres) et le jeu approximatif des deux acteurs principaux. Pourtant, rares sont les films qui oseraient mettre en scène avec cette (honnête) impudeur de tels comédiens, lourds, presque animaux, en tout cas loin d’une certaine idée de la cinégénie. De leurs physiques massifs, Civeyrac réussit à extraire une précision sans faille, proche d’une chorégraphie tantôt vive et ludique, tantôt sombre et agitée (les cauchemars de Pierre, traités comme autant de combats avec l’invisible). Car malgré ses faiblesses, le cinéaste a le mérite de chercher la grâce, la transcendance des corps par la puissance des liens humains. S’il n’y parvient pas toujours, son film fait souvent résonner l’écho de cette superbe quête.