Injustice devant la gloire. Qu’est-ce qui différencie la Petite musique de nuit, l’adagio d’Albinoni ou la Lettre à Elise ? Rien pour le public. Tout si on écoute attentivement ces œuvres. La Petite musique de nuit, à force d’être déversée dans les sous-sols des hypermarchés ou sur le répondeur de votre banque, n’est plus écoutée par personne. Cette musique cependant (à l’image des autres divertimentos et sérénades), née pour accompagner les réceptions viennoises, dépasse largement les limites du genre. Elle transcende les contraintes qui lui sont imposées et son écriture est d’une extraordinaire rigueur. L’auditeur attentif prendra vite la mesure de la perfection inégalée de l’allegro initial ou du rondo final. Qui a écrit une musique aussi souple et élégante, noble et charmeuse ? Mozart, il est vrai, en cette année 1787, était au sommet de son art (il crée Don Giovanni à Prague et compose entre autres le Quintette en sol mineur). Rien de semblable entre l’ouverture grave (écrite en une nuit) de Don Giovanni et la 13e sérénade, dite « Eine Kleine Nacht Musik ». Rien sauf l’équilibre parfait et le génie mélodique. Alors pourquoi résister à tant de charme ?
Quelques divertimentos plus tard, ce disque se ferme sur l’une des musiques les plus méconnues de Mozart : l’adagio et fugue en do mineur. Parmi tous ses chefs-d’œuvre, c’est le seul à ne pas connaître la notoriété qu’il mérite. Est-ce à cause de son esprit sombre, plutôt rare chez Mozart ? A l’origine fugue pour deux pianos (1783), la pièce est retravaillée quatre ans plus tard et transcrite pour quatuor à cordes. Mozart lui ajoute un prélude. Le résultat est d’une gravité immense. C’est une tragédie de huit minutes, un déchirement. Sa violence rompt (par sa richesse contrapuntique) avec la plupart de ses autres quatuors. Il se resservira de cette technique pour écrire le Kyrie (une fugue encore) du Requiem. Beethoven quelques années plus tard recopiera la pièce et s’en souviendra dans ses propres œuvres. Jamais Mozart n’aura traité un thème avec tant de goût pour l’abstraction, avec tant d’aridité. Le résultat est enivrant, terrifiant. L’enregistrement du quatuor Kocian, dans la collection que dirige Pierre Emile Barbier depuis des années et qui a offert au monde musical la découverte de beaucoup d’archives de la radio tchèque, est exemplaire. Les Kocian ont bientôt trente ans. Ils démontrent, depuis leur intégrale Hindemith, qu’ils sont l’une des toutes premières formations du genre. Leur force ? L’humilité dans le travail, l’artisanat en prise directe avec les chefs-d’œuvre.