Soeur Juana est une figure. Religieuse et poétesse, elle incarne l’intellectuelle des temps modernes. L’histoire a retenu quelques grands prénoms de femme : Hildegarde, Béatrice, Laure et Marguerite… Qu’elles soient muses ou créatrices, leur rôle artistique a été considérable. Nous serions bien pauvres sans elles. Autre dimension essentielle à cette époque : la religion. Faut-il rappeler que la musique occidentale dite « savante » est fondamentalement religieuse ? Mais le grégorien est bien loin en ce XVIIIe siècle. Depuis l’avènement de la monodie accompagnée à la fin du XVIe siècle, la musique est discours rhétorique : émouvoir et convaincre sont ses deux ambitions, ambitions hautement sacrées puisqu’il s’agit aussi de convertir l’âme. On passera sur la dimension politique de la musique ; en revanche impossible de faire l’impasse sur le rapport entre profane et sacré. Nous voilà alors au cœur du genre littéraire que sont les villancicos (équivalent espagnol de nos villanelles).
Reprenons une formule du texte de présentation : « Cette forme littéraire, d’inspiration profane au XVIe siècle, s’est développée au XVIIe siècle pour devenir un genre musical religieux comportant des éléments populaires et festifs. » La chose est dite clairement et simplement. Mais relevons un élément apparemment paradoxal. Du profane, on est passé au religieux. Dépassons ce constat pour saisir cela d’un point de vue historique. Les conflits religieux du XVIe siècle ont généré la Contre-Réforme ; le baroque est né. Une de ses caractéristiques a été de reconquérir des fidèles en partance. Le colonialisme espagnol et portugais en Amérique du Sud était cautionné moralement par l’évangélisation des autochtones (Werner Herzog, dans Aguirre, la colère des Dieux, pointait au contraire l’appât du gain, de l’Eldorado). La musique a eu son rôle dans cette reconquête. Sans entrer dans les détails, il est manifeste que, pour séduire, l’Eglise a toléré largement les emprunts faits au genre profane dans des œuvres religieuses ; l’évolution des villancicos s’inscrit donc largement dans un contexte historique qui tolérait également les chants et les danses dans les églises.
Les villancicos de Sœur Juana représentent une faible part de son œuvre. Souvent considérée comme le dernier grand poète du Siècle d’Or espagnol, son influence sur les générations suivantes fut immense de l’Europe aux Philippines. Il est tout naturel que les « intellectuels » de Chuquisaca (La Plata et maintenant Sucre en Bolivie) se soient appropriés ses textes. De 1680 à 1780, la plupart des compositeurs ont composé ou plutôt traduit en musique ses textes. Le disque en rassemble 15. Comment qualifier cette musique ? A-t-elle une spécificité géographique ? Nous ne nous aventurerons pas trop mais précisons la variété d’approche des différents compositeurs. Deux pôles extrêmes se détachent : Juan de Araujo, fondateur de la musique baroque bolivienne et Manuel de Mesa, son dernier successeur en plein XVIIIe siècle. Cette musique n’est pas fondamentalement différente de « notre » musique baroque européenne. Cependant, il en ressort un exotisme qui n’est en rien folklorique. On est impressionné par le traitement des voix qui « musicalise » parfaitement les textes, la justesse de l’instrumentation tout en finesse, fonctionnant par quelques touches diffuses de cuivres. Gabriel Garrido n’y est pas pour rien. Sa souplesse de direction permet à la musique d’atteindre des horizons de sens insoupçonnés. La beauté sensuelle et envoûtante des voix alliée à l’incroyable assise rythmique de l’Ensemble Elyma (les percussions apportent la touche locale la plus transparente) donne un relief, une profondeur enivrante. La magie naît aussi du sentiment intime et confidentiel avec lequel les interprètes servent la musique. Autant dire que le terme transport de l’âme retrouve bien toute sa portée. Une chose est sûre, je serai bientôt joignable en la Cathédrale de Sucre…