Jusqu’ici la bibliographie consacrée à Alfred Hitchcock était dominée par l’imposant Hitchcock/Truffaut, dont l’édition définitive date de 1983. Best-seller des livres de cinéma et ouvrage de référence, le « Hitchbook » était le fruit d’une vaste entreprise qui, sur une période de quatre années, avait vu François Truffaut, jeune critique aux Cahiers du cinéma vite passé à la réalisation, s’entretenir avec Hitchcock sur l’ensemble de sa carrière. Si la diffusion récente sur France-Culture des échanges enregistrés entre les deux hommes, de 1962 à 1966, a permis d’apprécier à nouveau le tempérament critique du Français, dont la connaissance précise de l’œuvre hitchcockienne a souvent raison des réticences du maître, elle a aussi permis de mesurer la dimension inaugurale et « défricheuse » du projet de Truffaut. Quand l’auteur des Quatre cents coups décide de se lancer dans cette discussion au long cours avec le maître du suspense, il a surtout en tête de casser l’image d’un Hitchcock commercial, sans profondeur, et d’offrir à l’auteur de Psychose une légitimité critique, que d’excellents essais (notamment le Hitchcock de Jean Douchet, publié en 1967 et récemment réédité par Les Cahiers du cinéma) ne suffiront pas à créer.
Plus de trente ans après le Hitchbook, cette entreprise de reconnaissance, la somme que Bill Krohn vient de consacrer à Alfred Hitchcock apparaît comme un point de fuite passionnant, ouvrant de nouvelles perspectives pour l’analyse de l’œuvre, libérant des énergies nouvelles pour revoir les films, autorisant l’oubli salutaire des grammaires critiques maintenant établies. En effet, le travail de Krohn est avant tout de déconstruction, sinon de sape, et s’apprécie à la mesure de ce qu’il laisse de côté pour mieux se concentrer sur ce qu’il apporte de nouveau. Ce qu’il laisse de côté -avec élégance toutefois, ne se privant pas de faire allusion aux interprétations majeures, telle celle de Raymond Bellour sur La Mort aux trousses (L’Analyse du film, Editions Albatros, 1980)-, ce qu’il abandonne : l’analyse critique et formaliste qui a fini par recouvrir les films d’un voile discursif un peu décourageant. Ce qu’il met en avant : sa matière première, c’est-à-dire l’ensemble des documents de travail -notes de production, versions multiples des scenarii et synopsis, mémos divers, storyboards- qui, de manière frappante, révèlent un nouvel Hitchcock.
C’est ici qu’on touche au cœur et à l’originalité du travail de Krohn. Son livre demeure avant tout, élevée à un degré inouï de précision, une exploration sans précédent des méthodes de travail d’un cinéaste. Imaginez un livre qui dévoilerait les partitions et les textes raturés, annotés par George Martin, amenant peu à peu aux morceaux mythiques des Beatles. Ce travail sur l’amont de l’œuvre est déjà engagé en littérature. Il commence tout juste pour le cinéma. On peut rapprocher ce livre fondamental de Krohn de ceux d’Alain Bergala sur Jean-Luc Godard et de Bernard Eisenschitz sur Nicholas Ray. Ce Hitchcock au travail, si foisonnant, doit sa rigueur à l’exploitation minutieuse de documents de première main, laquelle ne manque pas d’inscrire l’auteur dans une démarche de lecture critique de l’œuvre. Dans sa préface, qu’il intitule « prologue », Bill Krohn expose avec une clarté remarquable les postulats qui président à son travail de fouilles. L’archéologie qu’il propose et qui égare parfois le lecteur, tant elle plonge au cœur du processus créatif, ne prend sens que dans sa confrontation avec la légende hitchcockienne. Entre autres révélations, l’extrême attention de Hitchcock sur les plateaux, lui qui se vantait d’avoir « fait » le film avant le tournage : attention portée aux décors, construits sur une base très réaliste, ainsi qu’au jeu des comédiens.
C’est avant tout l’énergie du cinéaste qui frappe : loin de l’image de sa propre silhouette figée et croquée pour l’éternité, celui-ci s’adapte en permanence aux conditions de tournage pour imaginer, sur le terrain, ses plans les plus célèbres. Ajoutons que le livre de Krohn s’offre également comme un objet jouissif pour fétichistes. Qui ne prendrait plaisir à la découverte de photos de plateau de La Mort aux trousses, montrant Cary Grant et Roger Thornhill mimer le jeu d’une scène à un Hitch souriant ? ou bien encore révélant le maître en train de superviser du haut d’un balcon l’immense grue et la caméra de Robert Burks, chef opérateur de Fenêtre sur cour ? « Best-seller et ouvrage de référence », disions-nous… Du deuxième terme tout particulièrement nous nous portons garant.