Martin Rev est le membre en second du monstre à deux têtes Suicide, le pendant discret et synthétique d’Alan Vega, exubérant chanteur à bandana. Cet album solo du claviériste aux éternelles lunettes noires s’écoutera religieusement, pour la naïve affection qu’on porte en général aux hommes de l’ombre, ceux qui semblent se nourrir justement de l’ombre portée sur eux par les silhouettes gigotantes de leurs leaders. Martin Rev est la face cachée, le côté obscur et impénétrable de Suicide mais aussi l’instigateur du son, le maître ès claviers de l’entité Suicide. On est donc curieux.
Pour tout dire, Strangeworld est peu surprenant au regard de la production du duo. Peut-être plus Jukebox babe que Why be blue, plus rock’ab qu’electro, plus Gene Vincent que Pan Sonic, mais Suicide en diable : rétro-futuriste, mariant le standard et la souris, la six-cordes et le delay, le classicisme rock’n’roll et l’avant-gardisme électronique, avec cette naïveté propre à Suicide, ce côté magicien d’Oz version Twin Peaks, comme un malsain rêve d’enfant. Le caractère onirique de la production de ce pervers polymorphe qu’est Martin Rev passe par le traitement des sons : entourés d’un halo de réverb’ et de delay, la voix douce de Rev et les arrangements minimalistes de guitares et synthétiseurs semblent venir d’un lointain arrière-monde, un inconscient de ritournelles neurasthéniques, un ça doucereux et tordu. L’immédiateté rock’n’roll de Suicide, avec les vagissements et cris scabreux d’Alan Vega, est ici tempérée par une production évanescente et vaporeuse, un brouillard de sons mêlés rendant tout indistinct et voilé, étrange…
Strangeworld donc, où tout semble être vu à travers les verres fumés du rêveur éveillé, dans un exotisme de pacotille, un romantisme bon marché de cuir noir et de clichés désuets : « Night and day / I’m so in love with you / I’m in heaven / for just a kiss or two. » Ces chansons d’amour sur trois accords, susurrées d’une voix fausse et sans relief, deviennent de petits moments de poésie, naïfs et brumeux, pudiques et intemporels. En noyant sa voix atone sous des tonnes d’effets cheap, Martin Rev se produit tout en restant éternellement en retrait, comme retraité de lui-même, absent à lui-même et au mythe rock’n’roll qu’il a contribué à forger, modeste tâcheron derrière ses machines et ses monstrueuses lunettes noires, éternel oublié, reclus volontaire, ce Strangeworld montant des limbes comme l’exception qui confirme la règle, l’écho d’une permanente disparition, résonnant de loin en loin.