La thèse fondamentale de ce livre « improbable », comme se plaît à le répéter l’auteur, est la suivante : « L’esprit critique ne demande plus aucun effort, et douter de tout se fait aussi simplement que de faire une division à dix chiffres sur une calculette à trois sous. » Il faut donc abandonner l’esprit critique : « on peut avoir d’autre ambition que celle de dévoiler les véritables structures que dissimuleraient les illusions du bas peuple. » Ce livre est exemplaire de ce que la démission de l’esprit critique et du doute « facile » peut engendrer. On supposera que l’auteur n’a jamais lu Descartes, ni même Platon, sinon sur CD-Rom. (« Platon ne se trompe pas seulement sur la direction qu’il faut prendre pour atteindre la réalité même : il se trompe aussi sur la rupture qu’il imagine entre le signe et ce qu’il désigne. » p.16). D’où vient cette puissante intuition ? Les ordinateurs se sont miniaturisés depuis les années 50 ; ils se réduisent à des puces électroniques grosses comme l’ongle et coûtent trois fois rien. « De même, l’esprit critique s’est miniaturisé et la baisse de ses coûts suit la fameuse loi de Moore : le Benjamin ne fait plus que 2 millimètres, on peut acheter un antivirus Debord pour quatre fois rien, brancher un Barthes d’une seule poussée sur la broche, installer un module Bourdieu d’autodiagnostic d’un seul couper-coller – quant au Baudrillard, on le trouve en free share… » (p.138). Le prix des ouvrages de ces penseurs critiques ayant baissé, ils ne valent plus rien. N’allez pas plus loin, c’est la seule réfutation de la « pensée critique » qu’en donnera Bruno Latour en 150 pages. Et ce n’est pas du 2e ou du 3e degré, c’est véridique, aussi stupéfiant que cela paraisse !
Le projet de ce livre : « Pas de belles images, seulement des parcours ; pas de récits pittoresques seulement de la théorie (…) Le texte n’a pas d’autre but que de mettre sous tension les documents graphiques, lesquels n’ont pas d’autre intention que de parcourir Paris, vu sous un certain angle, suivi le long d’une certaine arête, à la suite de certains véhicules. » Parcours de Paris, trace à trace, au travers des réseaux informatiques qui quadrillent la ville et concourent à fluidifier la vie des citadins. Ainsi on découvrira le travail de la responsable du planning de l’Ecole des Mines, on visitera le bureau du service technique de la Documentation foncière, puis on ira au département de biologie de l’Ecole de physique et chimie de la Ville de Paris, au service des eaux, à la Préfecture de police, à l’Observatoire, au centre départemental d’IDF de Météo-France, à la SOFRES, au service des Nouvelles du marché du ministère de l’Agriculture etc., tous lieux habituellement fermés au public où s’élabore ce qui rend la vie possible aux parisiens.
Qu’apprend-t-on de cette enquête de terrain ? Rien. Strictement rien. Circulez, il n’y a rien à voir et tout va bien. Big brother est un fantasme de paranoïaque. D’ailleurs, il n’y a pas de Société, pas d’individus, pas de surveillants, pas de panoptique, pas de structure, pas de contexte, pas d’interactions, rien. Des réseaux, des tubes et des tuyaux, une transformation permanente d’images, qui ne véhiculent aucune information, des mesures qui ne se totalisent jamais, des écrans d’ordinateurs, des colonnes de chiffres, et puis après ? Rien. La théorie qui pense de manière non critique la vérité de ces millions d’images fragmentaires, mais extraordinairement précises (le dispositif est en effet stupéfiant), nous apprendra que : « le cadrage a la même dimension que ce qu’il encadre : le grand n’est pas plus grand que le petit. » p.22 ; « Ou bien je vois vraiment et je ne vois rien, je ne suis rien ; ou bien je ne vois rien et je vois vraiment, je deviens peu à peu quelqu’un. » p.27 ; « Nous ne vivons pas dans des « sociétés de l’information » pour la raison excellente qu’il n’y a ni Société, ni information. » p.45. Au sujet de l’économie, on apprendra qu’elle n’est pas » l’horizon indépassable de notre temps ». De la bouche du directeur des services des Nouvelles du marché (ministère de l’Agriculture), on conviendra de cette indubitable vérité : « Il n’y a pas de base rationnelle à la formation des prix, c’est tope-là, tope-là… « . Les lois du marché mondial ne sont que des fantasmes ; en vérité je vous le dis, le marché mondial est aussi libre que la transaction de ces innocents marchands de betteraves et de choux-fleurs à Rungis. A la Préfecture de Police, M. Henry (faux nom), haut fonctionnaire de la sécurité publique à Paris ( « Il ne veut pas que son vrai nom apparaisse, non par peur, mais par la modestie qui sied au pouvoir sans visage »), nous rassure : il pourrait jouer « le rôle de celui qui voit tout « , mais ça ne l’intéresse pas. Il est là pour rire.
Bref, pour ce théoricien non critique de la Société plate comme le dessus de la main : « Si le monde social est plat, on peut y respirer à pleins poumons, l’espace n’y manque plus. » La fracture sociale n’est qu’une illusion.
Le meilleur pour la fin : « Tout change, on le comprendra volontiers, si les réseaux parcourus dans ce livre n’occupent qu’une place étroite et minuscule. Aussi larges que soient les oligoptiques visités dans cette enquête, ils n’occupent que quelques mètres carrés, et s’ils s’étendent partout, ce n’est que par des câbles très fins que la moindre pelle peut rompre à tout moment »…
Qu’attendons-nous pour être libres et heureux dans cette société qui n’existe plus, sans surveillance globale, sans projet collectif, sans individus, pour crier notre bonheur de vivre en sautant tout simplement par-dessus ces petits câbles très fins et en réduisant ces écrans de surveillance à ce qu’ils sont : quelques mètres carrés dans la surface des consciences ? Il faudra s’y faire : la liberté de l’homme moderne se résume à un perpétuel zapping.