Parlons littérature. Et en premier lieu d’un auteur (après tout, l’espèce ne se rencontre pas à chaque coin de rue), Antoine Piazza, qui signe là son premier roman. D’ailleurs, tout est premier chez lui : l’écriture, le ton, et le bon goût, dans la mesure où il mène, et sans faiblir, le lecteur jusqu’au sommet de son monument. Pas moins. On parlait d’un roman. C’est cela, mais bien autre chose aussi. Un bloc, un condensé de vie où tout trouve un ordonnancement des plus judicieux, entre la fable, la fiction, l’Histoire (par de multiples rappels de ce siècle effroyable ici transposés dans un nouveau cadre), et (qui sait ?) l’autobiographie. Belle ambition. Et dire que l’on croyait nos contemporains affaiblis, prêts à rendre les armes, recroquevillés sur leur petit nombril, et ne pouvant plus fournir que de la resucée de titres anciens, des plaquettes anorexiques sans saveur (format 150 pages aux ciels éclaircis) et rabâchant la misère de leur ego.
Mais de quoi s’agit-il dans ce Roman fleuve ? Pour l’auteur, d’un hommage à ses lectures passées, de sa passion pour l’écrit : comment les livres influent-ils sur nos vies ? Cette interaction a-t-elle toujours lieu d’être ? D’une plongée au cœur du Sens et de l’identité. L’intrigue ? Le Gouvernement français engage le lettré Viennet pour que, à la veille d’une guerre qui semble imminente, et dont la menace se précise de jour en jour, son peuple passe dans le monde de la fiction. Ce projet est né de la volonté du Président, désireux de « fermer l’histoire » pour contrer les anciens Alliés retournés contre la nation. Serions-nous dans une politique-fiction ? Cet aspect, qui n’est pas l’essentiel, ne doit cependant pas être négligé pour comprendre l’enjeu de l’œuvre. Voilà en tout cas une entreprise surpassant celle des budgets destinés aux armes ou à l’espionnage. On songe au 1984 d’Orwell, à Kafka pour la lettre K et la colonie -une colonie où se retrouveraient le Baron Charlus et la Princesse de Clèves-, mais aussi à Balzac dans l’analyse minutieuse de l’Administration et de ses perversions. « Tous ces gens-là qui poussaient le pays comme on perpétue une race, les coups de reins prétentieux et sordides du peuple des notables. Les citadins retors et affairistes qui ont tissé leur toile sur le monde entier et y contiennent leurs courtisans comme des fourmis… Barreaux d’une prison éternelle… » Cette citation pourrait être extraite de la Comédie humaine. Elle se trouve pourtant dans Roman fleuve.
La mission prendra un autre tour lorsque l’horreur des crimes sera mise à jour, flagrante manipulation pour servir d’autres fins. Malgré son amour fanatique pour la littérature, Viennet se réfugiera auprès d’une jeune fille à « l’impeccable corps », entérinant la fusion parfaite de la réalité et de la fiction (et nous valant plusieurs pages magnifiques). Les dernières heures vécues avant le passage de la ligne. La nuit juste avant la forêt. Fin du voyage.