Le titre de ce recueil de trois nouvelles joue sur une ambiguïté. On pourrait croire qu’il s’agit d’un document faisant l’apologie -ou dressant un tableau- du monde des raves, où l’ecstasy s’est fait connaître. Or la pilule de l’amour occupe, en réalité, une place assez marginale dans ces trois nouvelles servant tout au plus de discret leitmotiv. Irvine Welsh a en vue un phénomène beaucoup plus universel, intempestif et romanesque : l’extase. Il nous rappelle qu’à l’origine l’extase désigne un état dans lequel le sujet se sent transporté hors de lui, hors de ses limites, par un excès de force ; un état de libération mais aussi un élan vers la démesure qui menace l’identité du sujet, le place sur le fil du rasoir entre la béatitude d’un côté et l’aliénation de l’autre. Les personnages d’Irvine Welsh sont extatiques dans la mesure où ils cessent subitement de coïncider avec la routine ou la fatalité qui leur tenaient lieu d’identité. Effectuant une violente embardée, une sortie de route périlleuse, ils se découvrent différents, libres et formidablement vivants.
La première nouvelle, Lorraine à Livingston, met en scène une romancière naïve et sentimentale, une sorte de double fictif de Barbara Cartland -pastichée avec humour et talent- et son mari, un érotomane vénal et cavaleur. Découvrant accidentellement à quelle détestable engeance elle a affaire, elle ourdit une vengeance digne du fantasme le plus pervers et le plus comique du divin marquis : l’extase de l’écrivain. Le Bonheur se cache toujours oscille aussi entre vengeance et justice, folie et libération, mais ces visages de l’extase prennent ici un caractère brutal, terrifiant, et se manifestent avec une stupéfiante cruauté : l’extase de la victime transformée en prédateur et l’extase ignoble que procure la violence. Irvine Welsh marchait légèrement et brillamment sur les pas de Tom Sharp dans le premier récit. Il évoque ici davantage Anthony Burgess, le pessimisme et la problématique morale d’Orange mécanique. Le dernier récit, Les Invaincus, renoue de manière ironique avec le roman sentimental, mis à mal dans sa première nouvelle. Et si l’extase, la vraie, l’expérience vraiment décisive, celle qui nous arrache à notre banale et complaisante identité, à notre subjectivité narcissique et égoïste c’était l’amour : « L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches », disait Céline. Mais l’infini, après tout, c’est quand même pas si mal.
L’auteur de Trainspotting et du remarquable Filth -son dernier roman paru l’été dernier en Angleterre chez Jonathan Cape- explore avec talent et originalité le thème de l’extase, présentée sous ses modalités chimique, romantique, pathétique, « poétique », etc. Irvine Welsh déploie dans ses nouvelles une formidable diversité de genres et de styles littéraires mis en œuvre avec une étonnante maîtrise. Un plaisir de lecture rare, jubilatoire… et puis disons-le franchement, extatique.