A l’heure où un prix Goncourt se monnaye longtemps à l’avance, et alors que la plupart des écrivains de la nouvelle génération s’épuisent à parler de leur papa et de leur maman, le recueil de nouvelles d’Alain Fleischer est une heureuse surprise, une œuvre inactuelle, intempestive, rare et précieuse.
L’auteur s’inscrit lui-même -en quatrième de couverture- dans une tradition. S’inspirant du Golem, ses textes sont anachroniques comme ceux de Kafka ; inspirés par des mélodies populaires comme les œuvres de Bartok ; tordus par l’angoisse et la douleur d’être au monde comme les dessins d’Egon Schiele. L’Europe centrale -une Europe centrale travaillée par l’imaginaire d’Alain Fleischer– est la scène sur laquelle évoluent la plupart des personnages. On y trouve des êtres dont la monstruosité détermine la grâce (La Femme qui avait deux bouches), des monstres inquiétants parce qu’ils ne sont pas parfaitement monstrueux (L’ogre : entretien imaginaire avec P.K.), des fonctionnaires à la vie tellement réglée qu’elle en devient suspecte, au lieu d’être anodine et grise (Les Quatre parfums dans la vie de monsieur Chochola), et sous l’humour, des attitudes effrayantes (La Cantine universelle), etc.
Alain Fleischer, dont c’est le premier livre, impose un ton, un rythme fait de répétitions incessantes, étouffantes. C’est un paysage à la Kafka que donne à voir l’auteur : des employés, des fonctionnaires scrupuleux voient leur quotidien déraper et verser dans une logique qui les dépasse complètement. Ce sont des vies ternes derrière lesquelles perce la folie, ou son avant-goût, ses conditions de possibilité. Les personnages se raccrochent parfois à une identité, une origine, mais elles ne sont jamais aussi simples qu’il y paraît. Ainsi, tel personnage hongrois par sa mère et tchèque par son père est aussi émigré argentin lorsqu’il séjourne à Montréal, français lorsqu’il est à Rome, véritable caméléon de l’immigration, d’une inquiétante disponibilité mentale sous l’apparence d’une vie de vieux célibataire maniaque.
Les personnages sont doubles ou cherchent leur moitié. Les nouvelles tentent follement de leur ouvrir un espace où se retrouver. Mais les répétitions, les listes dressées à n’en plus finir font planer sur la santé mentale des différents narrateurs un doute ; consciencieux voire maniaques comme les personnages dont ils racontent les vies, ils contribuent à écrire les nouveaux contes de la folie ordinaire. Les répétitions étant le moyen d’établir des listes où l’humour intervient, comme dans La Cantine universelle. La liste est ici employée comme procédé réaliste piraté ; il se retourne contre son intention (accréditer l’idée que le réel serait totalisable) pour mieux montrer tout ce que cette volonté de totalité peut avoir de totalitaire ou de mortifère.
Il y a de la démesure dans ce projet et quelque chose de salutaire dans cette démesure. Des abîmes s’ouvrent et se referment comme des petites bouches et non comme de grands gouffres romantiques. Cette distance vis à vis de ce qui fait souffrir, qui est la marque de Kafka, est aussi celle Fleischer. Il se refuse à certaines complaisances et donne à ses textes une réelle puissance en ne sacrifiant jamais au sérieux. Il met en scène des drames, il compose des fables et donne à lire des fragments d’autobiographie. Tout est toujours réversible dans son univers, toutes les identités sont en miroir les unes des autres, et aucune n’empêche la réfraction des autres. Son univers a une souplesse et une efficacité dont peu d’auteurs peuvent s’enorgueillir.