Il est des enfances qui riment avec malchance. Georges Moustaki nous le rappelle à travers le récit qu’il a choisi de nous rapporter. Les premières pages auraient pu s’intituler « Fils du soleil », mais une éclipse de taille inverse la tonalité. Alexandrie, le 3 mai 1934. Le petit Georges naît dans une famille d’origine juive et rien ne vient troubler la sérénité et l’harmonie de ses vertes années. Un jour plus tard, la même année, Siegfried Meir ne connaîtra pas la même félicité. Il ne fait pas bon naître juif, Outre-Rhin. L’esprit qu’on pourrait qualifier d’œcuménique de l’Egypte d’avant-guerre, contraste cruellement avec l’intolérance de plus en plus marquée qui sévit en Allemagne. Georges Moustaki vit une enfance heureuse et riche en souvenirs émerveillés, pendant que Siegfried est privé d’innocence et d’insouciance dès son plus jeune âge. Lorsque Georges et Siegfried se rencontrent, ils ont tout juste vingt ans. Parcours opposés, destins croisés. Dans ce bar de Bruxelles, ils ignorent encore que tout les unit. Les années passent, ils se ressemblent de plus en plus, ils apprennent à se connaître. Se tisse alors, entre eux, un lien qui ressemble étrangement à celui de deux frères jumeaux. Georges finit par gagner la confiance de Siegfried et ce dernier décide de lui raconter la déportation de sa famille et son enfance passée à Auschwitz et au camp de Mathausen.
Dès lors que Siegfried Meir prend la parole, Georges Moustaki choisit de se taire. Le brouillard s’épaissit alors, masque le soleil. Mais comme dans toutes les journées d’hiver, l’œil attentif perçoit au loin un rai de lumière en forme d’auréole. C’est la part d’espoir que Siegfried n’a jamais voulu céder à l’adversité. Dès son arrivée dans le camp de concentration, il assiste à l’agonie de sa mère, emportée en quelques jours par le typhus. Il comprend aussi très vite qu’il ne reverra jamais plus son père, exécuté, ni ses frères, disparus et sans doute condamnés à une fin tout aussi tragique. Siegfried se souvient comme si c’était hier de ces années de terreur et de brutalité. Rescapé des camps de la mort, il ne s’explique toujours pas sa survie. A défaut d’insouciance, ce petit garçon d’une dizaine d’années, qui avait gardé à l’esprit le danger permanent d’être désigné dans le prochain convoi sans retour, est doté d’une forme d’insolence à l’égard de ses bourreaux et de la fatalité. Il se demande si ce refus de ne pas courber l’échine a fait de lui un rescapé. Le récit est saisissant, émouvant par sa simplicité. Siegfried Meir raconte sans effet, sans ménagement, comme pour faire comprendre aux ignorants que seules les formules brutales et nues peuvent donner une petite idée de l’horreur endurée par tout un peuple.