Ce roman dont on parle beaucoup n’est pas « le livre d’un gauchiste sur les saloperies de la gauche » durant la période de l’après-guerre. Plus violente que l’épuration française, l’épuration italienne eut ses hérauts. Quatre années durant, le parti communiste italien a soutenu en sous main une manière d’armée secrète composée de déportés ou de maquisards qui entendaient faire payer de leur vie ceux des italiens qui avaient pu applaudir le régime de Mussolini, voire dénoncer des juifs ou des résistants.
Ce sont les nœuds de cette histoire, Giovanni Marga, tente de démêler en enquêtant sur les responsabilités de son père au sein de la brigade. Ce dernier vient de mourir et c’est l’occasion pour son fils d’en savoir plus sur ce père qui toute sa vie se réfugia dans un silence que rien ne put l’aider à rompre. Pour avoir fait l’expérience des camps de concentration, et pour avoir fait une seconde fois l’expérience de la mort en étant jugé par ses compagnons pour les avoir trahis, Antonio Marga sera toute sa vie confronté à l’impossibilité d’échanger quoique ce soit avec les vivants.
C’est précisément cette expérience-là de la déshérence qui est au centre du roman. Le père du narrateur a en effet rédigé au jour de la naissance de son fils un cahier qui s’avère être l’objet de beaucoup de convoitises. Le retrouvant, Giovanni Marga y découvre la véritable histoire de cette brigade qui sous couvert d’être le bras vengeur commettra des crimes crapuleux, torturant un ancien fasciste à la seule fin de lui faire avouer l’emplacement de son trésor. Par ailleurs purs et justes, les hommes de la brigades se découvrent au fur et à mesure capables de crimes, à la fois victimes et assassins.
Cette relativité là est à la fois tout le sujet du roman et sa grande blessure. La découverte des camps de la mort entraîna en effet en Europe une sorte de rejet du culturel, frappé d’un déni de valeur : si la culture des officiers n’a pas empêché l’avènement de la barbarie institutionnalisée, quelle peut être la valeur de la culture ? La littérature et le roman enregistraient quand à eux ce déni de valeur et se tournaient sous l’égide de Blanchot vers une littérature blanche qui ne ferait que dire sa soustraction du reste du monde.
Mais cette neutralité là a un prix et c’est celui de la littérature, de sa vitalité. Se refusant à juger son père qui œuvrait en fait plus dans le sens de la lutte des classes en prévision du Grand soir que pour venger les déportés, le narrateur du roman réapparaît après avoir lu le récit des exactions du groupe mais c’est pour congédier poliment son lecteur en lui laissant le soin de rédiger lui-même l’acte d’accusation. Parce que l’intransitivité de la parole littéraire dit que ce n’est pas là le lieu, le roman se refuse à être porteur de valeurs qui permettraient de reconduire le roman dans les signes d’une certaine morale de l’idéologie.
Le choix de cette neutralité qui ne fait qu’entériner la faillite des valeurs enregistrée au sortir de la guerre est en fait à l’origine du « décollement » du roman. Ne prenant pas parti, le texte ne saurait être porteur de figures romanesques vives, habitées. Au contraire ce ne sont souvent que des formes vides, éculées, des clichés. ( Un homme est mort en mettant en lieu sûr un trésor -ici le cahier- convoité par ses anciens compagnons et c’est un enfant -métaphore désuète de la pureté- qui le récupère et qui a la sagesse de ne pas juger.
Si le propos du livre est lui intelligent, le roman en tant que tel, est peut-être quant à lui moins intéressant. Mais on est là hors la littérature.
Arnaud Bertina