George Russell chercheur infatigable se doublait d’un fameux limier. Le compositeur du grand succès de l’orchestre de Gillespie, Cubana-be, Cubana-bop, partageait le credo des réalisateurs de la Nouvelle vague en matière de casting : n’employer que de jeunes inconnus. Il trouvait en eux ce qu’aucun des vieux routiers ne pouvait lui offrir : une énergie pure. On peut en juger dans cette session « mensongèrement » intitulée « at the Five spot », réalisée en studio dans la foulée d’un engagement de trois semaines au célèbre club de la Bowery. Aucun de ces bleus -tous issus de l’université d’Indiana- n’est devenu célèbre (mais ils poursuivent leur carrière localement, et Baker est un enseignant réputé), mais tous se révèlent ici à la hauteur des plus grands, défendant avec fougue des partitions novatrices.
Comme les illustrations du désormais « classique » Lydian Chromatic Concept, les essais en polytonalité de George Russell sonnent toujours neufs. Quelque quarante ans plus tard, ce jazz est plus que jamais moderne. Qu’il s’agisse d’une version retorse du Sippin’ at Bell’s de Miles Davis, de Moment’s notice (Coltrane) ou de deux originaux de Carla Bley (oui, déjà !), Dance class et Beast blues, cet enthousiasme assure au chevauchement décalé des voix, à leur délicieux frottement lors d’exposés d’ensemble ou à leur divergence contrôlée sur une polyphonie étudiée mais libre, une fraîcheur qui fait oublier, justement, leur caractère expérimental. En plus d’une occasion, Russell, qui avait offert à Bill Evans, on s’en souvient, son premier tremplin (Concerto for Billy the Kid), se montre un merveilleux pianiste dans cette « tradition » des pianistes-arrangeurs (Gil Evans en est un autre exemple) qui font de leur instrument un orchestre dans l’orchestre et suggèrent très au-delà de ce qu’ils jouent (voir 121 Bank street, et le solo très économe très proche de G. Evans-pianiste dans Beast blues). Mais Young, s’il montre qu’il a retenu la leçon de Coltrane, emporte l’adhésion tout comme un David Baker passablement virtuose (Moment’s notice), charnu, mais sachant feutrer son intonation (Besat blues) en digne successeur d’un Cleveland qui fut des rangs du Jazz Workshop quelque temps auparavant. Al Kiger sera la révélation probable des connaisseurs, précis, sur les brisées d’un Miles Davis des années d’avant, habile manieur de sourdine. Il faut se réjouir, au contraire, qu’il y ait eu des gens comme Russell pour, alors même que le jazz vivait de grands moments, ne pas se satisfaire d’une promenade de santé sur ses avenues triomphales et parier sur un renouvellement des formes qui ne signifierait pas pour autant la mort du jazz mais une énième renaissance. D’autres s’y employaient : Ornette Coleman, Anthony Braxton, Ran Blake (qui vient de subir l’assaut ignominieux d’un Y. Sportis, qui, dans Jazz hot, se trouvait en mal d’idoles à basculer : le vent de l’avenir lui rabattra sa fiente en pleine poire).
Que ceux pour qui recherche rime forcément avec ésotérisme se donnent la peine de prêter une oreille à ces faces, la musique achèvera leur conversion. Les autres les attendaient sans le savoir et se précipiteront, c’est tout le mal qu’on leur souhaite, sur ce Noël anticipé.
Al Kiger (tp), Dave Young (ts), David Baker (tb), George Russell (p), Chuck Israels (b), Joe Hunt (dm) – 1960