Barney Panofsky est un fieffé bavard, et un sacré emmerdeur. Son mot favori, livré d’un bloc : « Merde, merde, et merde ». Voilà enfin un personnage tout à fait attachant. Mordecai Richler lui donne corps (et esprit) dans un torrent de mots durant plus de cinq cents pages sans jamais lasser le lecteur -on frôle donc la prouesse. Doté d’une plume acerbe, Mordecai Richler entreprend ses Mémoires (la vie qu’il met en scène ressemble à un formidable chantier où le furieux Barney fait le ménage régulièrement : de fâcheries en tromperies tournant mal). La joie de l’expression se confond chez lui au plaisir de la destruction. C’est évident, cette autobiographie fictionnelle se joue de tout ; des hommes, des femmes bien sûr, mais surtout de l’ordre établi, des poncifs véhiculés et de la mythification à outrance (celle des écrivains notamment). Autant dire que Le Monde de Barney est un roman éminemment contemporain. Et ça fait mal, car son auteur ne s’embarrasse pas de séduire qui que ce soit, et surtout pas ses amis. Les plaies les plus purulentes sont à portée de ses doigts. Il s’anime rien qu’à l’idée de mettre les doigts dessus.
Pour cela, il fallait réanimer le souvenir de plusieurs femmes torturées -ce qui est leur rendre hommage en un sens. Au nombre de trois, toutes épousées, toutes destinées à se séparer de cet homme qui ressemble fort à un ogre, elles subiront ses foudres le temps des noces. Mais cela valait la peine d’être vécu, car derrière ce masque peu flatteur se cache aussi une réelle tendresse, et surtout un humour ravageur. Certaines de ses répliques pourraient être utilisées dans un film de Woody Allen (la psychanalyse à la sauvette en moins). Car la même force les anime : même lorsque les situations empirent ou touchent au drame, la vie est là. En fait, elle n’est jamais aussi présente que dans ces moments-là. Ainsi sont réunis les ingrédients pour bâtir un authentique hymne à la vie. Richler ne s’en prive pas. Dans cette confession, il joue avec son récit, l’ordre du temps, blasphème, avant de faire regagner à son personnage l’humanité qui lui manqua tout au long de sa vie. Car la maladie œuvrait en lui sans qu’il le soupçonne.
Le mot de la fin ? Il revient à Mordecai Richler : « A la réflexion, ces Mémoires pleins de détours et de méandres sont tout de même porteurs d’un enseignement : il ne faut jamais dire la vérité. » C’est le propre du romancier. Ne le croyez pas. Mais lisez-le.