Ce gros livre rassemble des articles, des études, des exposés divers et variés dont le sujet principal est l’épistémologie. Il a le mérite d’être riche, clair, compréhensible et lâchons le mot : passionnant. Une sorte de manuel du Gai Savoir qui nous invite à accomplir un retour aux choses-mêmes, à la féconde matérialité. Il y est exposé et développé le projet d’une ontologie matérielle construite sur le double support des recherches et des travaux scientifiques modernes et de la philosophie. François Dagognet appelle à célébrer une grande fête de la Raison, une Raison débarrassée de ses préjugés et délivrée de ses ressentiments, et réhabilite avec bonheur le matérialisme rationnel.
Quels sont les outils de la réflexion ? Les graphes, les noms et les classes, conditions de possibilité du savoir, plus encore : le savoir lui-même. La pensée travaille avec des images, forge et fabrique des mots et des expressions susceptibles d’être entendus par tous. Le langage de la science est en perpétuel travail de révolution ou de réforme, ce qui indique bien que la science a une histoire dont le sens est celui du progrès, ou d’une émancipation constante à l’égard du passé. D’un point de vue ontologique, il faut refuser la coupure de l’Être entre intérieur et extérieur, être et paraître. La classification et les taxinomies nous offrent un ensemble, un tout, elles opèrent des partages, dessinent des arborescences, et ne cessent d’évoluer, le propre de tout système étant d’intégrer ou d’assimiler l’altérité et de vaincre les résistances. L’arbre reste le modèle épistémique par excellence, dont le rhizome deleuzien n’est qu’un cas particulier.
Dagognet dresse un magnifique plaidoyer pour l’arbre, même s’il admet comme nécessaire la déforestation afin de choisir des essences à croissance rapide (les résineux), l’humanité moderne n’étant plus en mesure d’investir du temps et du travail en vue de résultats qui ne profiteront qu’aux générations futures. Il faut exploiter et consommer tout de suite. L’homme contemporain a les moyens et le droit de plier la nature à l’usage de ses profits immédiats, et rien d’autre ne compte. Son éditeur, Synthelabo -pour le progrès de la connaissance et de la santé de ses actions boursières-, ne le contredira pas sur ce point. La croisade est donc lancée contre les réactionnaires, passéistes, obscurantistes et écologistes qui refusent le Progrès, la science et la philosophie étant ici mises au service de la promotion des groupes industriels qui, c’est indiscutable, œuvrent au bien-être de l’humanité.
Ce livre est donc à la fois passionnant et drôle. Passionnant, parce que le débat épistémologique est sérieux, argumenté ; drôle, parce qu’il est sans cesse fait appel à la lourde propagande des appareils industriels côtés en Bourse (pharmaceutiques, chimiques, agro-alimentaires, etc.), dont on aurait bien de la peine à croire que l’intérêt est autre que l’enrichissement aveugle et le profit immédiat.
Premier ennemi en ligne de mire : la littérature. On ne trouve pas facilement des poètes pour chanter les louanges du monde bâti par les techno-sciences… (quoiqu’on pourrait toujours aller chercher du côté des futuristes italiens…). La littérature s’embarrasse de confessions, d’analyses sociales et de romans, au point que l’ivresse de la subjectivité rend aveugle aux beautés de notre monde moderne en plastique. Si les gens de lettres étaient moins fascinés par leur ego, ils se rendraient compte qu’écrire, c’est d’abord et avant tout de l’encre, une plume et du papier, et que tout cela est en passe de disparaître. Désormais, l’ordinateur seul autorise ou facilite (on admirera le glissement de sens) l’inscription. « L’appareil de production doit entrer dans la production. » Quel appareil et quelle production ?
Si les poètes et romanciers nous ont entretenus de la vie sociale, de la condition humaine, de ses conquêtes et de ses échecs, tout cela était bien vaste et généreux, certes, mais il eût été bien plus intelligent, moins méprisant, de nous entretenir de leur bout de papier médiocre, de leur encrier cassable et lourd, et de leur plume d’oie difficile à tailler et qui fait des pâtés d’encre sans prévenir.
Avec assez d’humilité, ils nous auraient conté les tourments des incessants allers et retours fatiguants pour le coude entre la feuille et l’encrier, des taches sur la table de bois cru, des pieds bancals du bureau rustique, de la flamme vacillante et puante de la bougie de suif, de la goutte au nez qui macule ledit papier, bref, ils nous auraient fait entendre qu’ils n’étaient franchement pas heureux… Au moins, aurions-nous compris qu’il n’y ait pas lieu d’idéaliser le temps jadis. Si la culture nous a légué autre chose (les Pensées de pascal, les Essais de Montaigne), tout cela est bien, mais assez inutile et hors sujet. Car nous savons enfin ce qu’ignoraient nos aïeux : l’homme ne peut pas se libérer par lui-même, comme le prouve le critère de la « réussite ». Par exemple : « Les luttes humanitaires ne réussissent jamais autant que les innovations technologiques. » Pire encore, elles les freinent. « On sait désormais où résident les véritables forces : doit s’estomper le propos strictement humanitaire trop superfétatoire. » (p. 327).
On vous aura prévenu : le XXIe siècle sera radieux.