La réédition de l’Essai sur les littératures médiévales germaniques, que Jorge Luis Borges écrivit en 1951 et retravailla en 1965 avec la collaboration de la germaniste Maria Esther Vasquez, permet non seulement d’accéder à l’une des sources de l’imaginaire babélique de l’illustre écrivain argentin, mais aussi de redécouvrir l’importance des premières littératures nordiques. L’un des mérites de l’Essai est en effet de nous rappeler que les Sagas, poèmes en prose inventés par les peuples d’Islande au Xe siècle, ne sont pas des feuilletons télévisés d’été, mais « la préfiguration du roman moderne ». Le mot saga dérive du verbe allemand sagen (dire) et désigne au départ des contes que des rhapsodes récitaient à l’occasion des banquets.
Borges s’étonne : « Au XIIe siècle, les Islandais découvrent le roman, l’art de Cervantes et de Flaubert ; cette invention est aussi secrète, aussi stérile pour le reste de l’univers que leur découverte de l’Amérique. » Cette prose islandaise puise elle-même ses racines dans la poésie saxonne du Bas Moyen-Âge, dont la Geste de Beowulf est le monument épique. Notamment pratiqué par les Angles, ces saxons émigrés en l’actuel pays d’Albion, ce genre est essentiellement métaphorique. « Ne pas désigner directement les choses était presque un devoir. » Ainsi, l’épée est le compagnon de lutte, la mer le chemin des voiles, le corps le séjour des os. On ne dit pas « la nuit tomba », mais « la noble splendeur aspira à sa fin », ou encore « la nuit déroba les champs à la vue. » Cet art poétique se perpétuera dans le Chant des Nibelungen, écrit en Autriche au début du XIIIe siècle, et que certains vont jusqu’à surnommer l’Iliade du Nord. On le retrouve aussi dans les Eddas scandinaves, poèmes narrant la vie des dieux et des héros, dont le sommet est la Volupsa, une prophétie de la Sibylle qui a inspiré Tolkien dans Bilbo le Hobbit.
Aux antipodes du réalisme, cette réédition est une occasion de se rappeler que pour Borges, la littérature est avant tout une fabulation, un artifice de chimères, gouverné par l’algèbre du songe.
Jorges Luis Borges – Essai sur les littératures germaniques médiévales
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