Claude Régy occupe une place un peu particulière dans le théâtre français : seul contre tous (sauf Grüber, dont il se sent proche, et bien sûr les auteurs qu’il met en scène). Armée de quelques propos très simples, chacune de ses interventions prend la forme d’une exécution d’à peu près l’intégralité de la profession. L’Ordre des morts s’inscrit dans un registre identique : une parole précise, sans apparat, sans séduction (l’inverse du politique en somme) et porteuse de sens. Ouvrons l’ouvrage : « Mais par ailleurs et supplémentairement, les Grandes Institutions Culturelles, de par l’évolution rapide du monde, se trouvent désuètes ». Déjà le courtisan sue à grosses gouttes. Tournons la page : « Ce sont des ruines qui s’ignorent. Avec le soutien de l’Etat, elles fonctionnent aveuglément dans l’idée marchande du résultat. Elles ont leurs habitudes, leurs spécialistes, leurs médias, leur public et continuent, comme les politiciens et les philosophes, d’ignorer les transformations du monde ». Le voilà à terre… baignant dans son sang.
Voilà une manière peu orthodoxe de participer à la discussion de cette grande famille. Ceci est fort déplaisant à entendre pour les convives. Comprenez, cela agace. Au théâtre, la démarche de Claude Régy n’est pas forcément bien perçue. Et il est évident que si les gens avaient conscience de ce qu’ils voyaient au théâtre (un spectacle de Claude Régy par exemple), surtout s’ils entendaient les mots prononcés par les acteurs, la terre s’en trouverait d’un seul coup moins peuplée… Son travail constitue incontestablement l’une des plus belles propositions de « participation » (un spectacle, c’est un tout : décor, lumière, distance scène/public, etc. rien n’est laissé au hasard) à l’œuvre de l’auteur qu’il monte : éloge du silence, de la lenteur, occupation de l’espace (triptyque incontournable dans les pièces mises en scène par lui pour la création d’une matière), retrait de l’acteur (il aurait une caméra en mains, il filmerait ses acteurs comme ceux de David Lynch), référence aux mythes anciens, ces contemporains négligés. Ces derniers étant éclairés par les modernes -une poignée d’auteurs auxquels le metteur en scène se consacre. A une époque aussi diabolique que la nôtre, interdisant tout renouvellement de l’être, cette résonance n’est pas vaine. Les choses dites le plus simplement du monde sont parfois les plus vibrantes. Sensible aux éléments, Claude Régy réinvestit notre imaginaire. Un miracle de l’écriture et de la parole qui est l’objet même de L’Ordre des morts.