A vouloir diversifier sa production, on finit par disperser ses talents (quand on en a). Dominique Fernandez, que l’on imaginait replié sur le registre certes couru mais finalement bénin des grands romans académiques dont se régale innocemment l’arrière-garde, s’essaye ici à mêler au classicisme pompier, qui est sa vraie nature, une ébauche de décalage moderne, mariage qui fait de son Nicolas un curieux hybride à la fois terriblement ennuyeux et délicieusement ridicule. Nicolas, étudiant russe et puits de culture classique imperméable aux vicissitudes terrestres, accompagné de sa copine Alice, apprentie ballerine pleine de bon sens, débarque au pays des droits de l’homme, plein d’espoir et sans le sou.
Par l’entremise du narrateur, ils rencontrent le couple Aboulker : Madame (Juliette), bourgeoise de caractère, surveille étroitement son ex-pédé de mari (Rachid), critique de danse influent dans un hebdomadaire à grand tirage. Fatalement, Rachid ne pourra résister bien longtemps au concentré surnaturel de charme slave que constitue le brillant éphèbe de Saint-Pétersbourg (ville que connaît bien l’auteur pour y avoir effectué l’un de ses nombreux voyages et en avoir ramené, il y a quelques années, un livre illustré par les photographies de Ferrante Ferranti), et éprouvera pour lui un amour platonique ébranlant les fondations du couple. Son collègue (critique de danse d’un organe -de presse- concurrent) Henri, « créature exagérée, tata affichée, ravie de passer pour folle », fera ses délices mondains de l’aventure, dans laquelle il mettra d’ailleurs un peu de piquant publicitaire. Anecdote : Henri est atteint d’une maladie curieuse qui l’oblige à aller pisser toutes les cinq minutes (c’est pourquoi les attachées de presse lui réservent toujours une place près du couloir -authentique).
La suite : jalousie, assassinat passionnel et beaucoup de vent. On sait que les psychologies subtiles ne font pas nécessairement les grands personnages, mais Dominique Fernandez n’aurait peut-être pas dû essayer de vérifier : taillé à la serpe dans du cliché brut, son Nicolas, image énorme de l’érudition pure et de l’innocence naïve, quintessence de la grandeur russe catapultée dans l’univers vicieux des tantouzes parisiennes, n’a pas grand-chose d’autre à offrir que cette lourde portée symbolique et d’épuisantes anecdotes culturelles. De ces dernières, vraisemblablement photocopiées dans les annales Vuibert du bac 1902, il faut quand même dire qu’elles occupent une longue et assez pénible partie du volume (sujets : le lion en héraldique, le couronnement de Catherine II au château de Ropcha, etc.), toujours plus proche du Trivial Pursuit que de Dostoïevski.
Quant à l’emphase laborieuse de ses paragraphes les plus réussis (« Leurs deux âmes se fondaient. De leurs deux cœurs battant à l’unisson, montait un cantique d’action de grâces à la nature et à Dieu »), elle est immédiatement sabotée par d’hilarantes réflexions sur la Coupe du monde de football (« Thuram et « Zizou » ne faisaient que servir d’alibis à une xénophobie inchangée ») et un final de génie où le sentencieux Rachid, face à un Nicolas endormi, pète littéralement les plombs et tente de « l’enfifrer à la turque » et de lui « chatouiller l’orifice » (sic).
Le choc inouï entre la prose collante et embourgeoisée de l’auteur et ces scènes pathétiques, où il tente un ultime lifting littéraire, provoque une étrange sorte de ridicule : sans mettre en doute la sincérité de sa culture populaire, Dominique Fernandez nous parlant du « raffut de la techno » et de la « crasse du grunge » (page 242) est relativement peu convaincant. Cela fait des années qu’on essaye de faire comprendre à Jack Lang et Henry Chapier que la Fontaine de Jouvence n’existe pas. On a, semble-t-il, un nouveau client.