Avec la véritable littérature, on ne sait plus sur quel pied danser. Il n’est plus question de style ni de forme, ou même à la limite, de goût ni de dégoût. La question du jugement esthétique passe après. Déplacée, hors-jeu. La véritable littérature tombe comme un couperet.
Voilà : Le Saule vous tranche la tête. On en sort raccourci. Les nerfs en pelote. Flingué, assoiffé et exacerbé. Roman terrible. Qui est le coupable ? Qui est la victime ? Le lecteur, sans aucun doute.
D’abord Selby, avec son paquet d’années derrière lui, qu’il a traînées comme une maladie inimaginable et qui l’ont nettoyé jusqu’à l’os. Selby le diable, qui n’a pas crevé. Selby le fou qui s’est martyrisé, qui s’est mordu au sang, qui s’est déchiré la chair des dents, qui s’est roulé en boule au sol comme une bête furieuse prise de rage. Voir tous ses romans. Ce mystique discret et silencieux, malgré sa notoriété mondiale (Last exit to Brooklyn), a brûlé tôt toutes ses cartouches nerveuses pour en finir, exténué, rompu, lessivé. Non. Un anachorète du désert mental, un duc invincible. Il n’a jamais perdu son sourire d’ange, ses yeux se sont éclairés de plus en plus, jusqu’à brûler dans le paroxysme de la lumière céleste. Selby, avec les années, est devenu pâle, et vit probablement dans une miséreuse poussière. Justement. C’est là son angle d’attaque. Il tient son arme. Il est serein. Il est dans une posture d’humilité et de miséricorde stupéfiante. Et il rédige trois cents pages d’un souffle.
D’un geste, il fait résonner le souvenir d’un couple heureux et la traîtrise d’un associé qui, il y a bien longtemps, l’a mené dans l’horreur des camps de la mort. Cette traîtrise, toute humaine, facile et légère, qui vous tue une vie. Personne ne l’a su, personne n’en parle. Déchiqueté, broyé jusqu’au fond de son âme, Moshe se terre au fond d’un souterrain à New York. Loin des hommes, de la lumière et de la surface. Et il vit, parfaitement bien. Clochard des abîmes, sa niche est un palais. Le monde ne le concerne plus. Seulement, un soir, il découvre un gamin salement amoché, à demi dans les vapes, le corps lacéré de coups de chaînes à vélo. Il le hisse dans sa carriole de vagabond, une boîte en bois peinte en rouge et montée sur des roulettes, et le pousse à son havre. Juste le temps de le soigner, tout simplement. Dans la solitude, les mots ne sont pas tout à fait chez eux, mais les moribonds y ressuscitent. Le gamin a essuyé une raclée mortelle par un gang de portoricains, car il est noir et pauvre, il a 16 ans, et il sortait avec une gamine portoricaine de 14 ans. Elle, elle a pris un jet de soude dans le visage. Tout est simple et juste et réglé dans la grande misère. La mère et la grand-mère de la gamine défigurée prient la Sainte Vierge et le bon Dieu, les aides soignantes de l’hôpital font leur métier. Les jours passent, et la vérité est suspendue à la bouche du docteur. Sous terre, le gamin se retape. Et Selby / Moshe joue le grand jeu. Il fait péter le grand feu d’artifice dans les ténèbres du souterrain. A toute allure, des phrases interminables. Et pourtant, Moshe parle peu. Le gamin nourrit sa haine de vengeance, tandis que Moshe a failli mourir de sa haine… Advient l’impensable, qui était là dès le commencement du monde…
La voilà, cette « véritable littérature » qui fait s’effondrer toutes les murailles, qui travaille sans aucun filet, débarrassée de toute prétention à saisir le réel, mais qui le percute gravement, sérieusement et de plein fouet. Où sont les saints ? Où sont les démons ? Selby, monstre de littérature…