Le romancier est un enchanteur. Ou une sorte de charlatan. Son intention est de (se) convaincre, roman après roman, que le monde n’est pas si absurde, qu’il obéit au contraire à des règles strictes (qui sont en fait ses règles d’écriture), et que les êtres et les choses convergent dans une suite logique, parfois catastrophique d’enchaînements qui font l’événement, celui que la réalité nous offre à lire dans les journaux. A nous suggérer ainsi -à nous asséner même parfois- sa propre interprétation des faits, le romancier, en sorcier moderne, nous réapprendrait presque le monde.
Il existe donc un monde selon Banks. Un monde dur, froid, géographiquement situé, à la frontière avec le Canada, quelque part entre le New Hampshire et le massif des Adirondacks. Un microcosme où se déroulent les drames ordinaires de communautés ordinaires et exemplaires. Toute société humaine possède son meurtrier en série. Toute communauté peut être balayée par la fatalité d’un banal accident d’autocar. Tout être peut basculer dans la violence et la délinquance. Les romans de Russell Banks fouillent ces zones d’ombre qui se trouvent entre l’acte volontaire et irréparable et la fatalité. Ils en dressent la cartographie détaillée, dans laquelle les choses, les êtres et la nature ont leur place, et participent au désastre. Ils sondent, enfin, l’ambiguïté extrême de la morale pour en déduire des vérités sur les hommes.
Il existe un artifice Banks. Cette façon d’appréhender le réel par la fiction, le fait divers par les constructions de l’esprit. Le genre d’artifice qui vous projette au plus profond d’un univers qui n’est pas le vôtre, et que seule une histoire peut permettre de comprendre. Ne dit-on pas souvent que la réalité n’est pas rose ? Banks ne dit pas le contraire. Grand conteur, il réussit pourtant à rendre fascinant le moindre événement sordide. C’est par cet artifice, par exemple, qu’il apparaît normal, voire justifiable, que Wade Whitehouse, le héros d’Affliction, en vienne à tuer un homme. Mystification du réel (le narrateur d’Affliction promet la vérité, mais il est aussi le frère du meurtrier, et son meilleur avocat), plongées méthodiques dans les tréfonds de l’âme (la volonté vacillante de Whitehouse, la conscience aiguë du mal commis chez Chappie, dans Bone) -l’explication s’impose comme une évidence : l’irréparable est en germe en chacun de nous.
La sincérité du pessimisme de Russell Banks a de quoi déranger : en toile de fond, une Amérique lower middle class, à mi-chemin entre la réussite (les projets immobiliers de Gordon LaRivière dans Affliction, l’ambition de l’avocat Mitchell Stephens dans De beaux lendemains) et la chute (la fuite de Whitehouse, l’alcoolisme de Billy Ansel). Une Amérique de gens modestes qui, à un moment de leur vie, changent le cours des choses par des actes désespérés ou calculés, qui sont leurs seules lettres de gloire, une manière négative, mais définitive de prendre leur part d’héroïsme dans l’Amérique de la drogue, des procès et des armes à feu.
La fiction, elle, se charge du reste. Elle révèle le passé des gens, elle télescope les existences le temps d’un drame, pour les laisser diverger dès que survient le dénouement. De beaux lendemains est à ce titre significatif, multipliant les points de vue et les angles, chaque membre de la communauté s’expliquant différemment le drame qui la frappe. Les destins se croisent, les univers se confrontent, le passé resurgit et des affinités apparaissent. Mais tous, au bout du compte, retournent à l’intimité de leur être le plus profond, là où chacun, nous dit Russel Banks, est seul, parfaitement et désespérément seul. Ainsi le frère de Wade, taraudé par sa conscience. Ainsi Dolores Driscoll, poussant son mari sur chaise roulante dans le fracas d’une course de stock-car. C’est aussi le cas d’Owen Brown, fils du pasteur abolitionniste John Brown, emmuré dans son silence et communiant avec les morts, dans Pourfendeur de nuages, le dernier et magnifique opus de Russell Banks, paru cette année. A chaque fois, le récit est issu de cette solitude-là, comme une voix venue de chez les morts, et qui donne aux romans de cet auteur leur ton si particulier. Atmosphères souvent lugubres, mais où pointent parfois des traits de grande lucidité, une réflexion récurrente et acharnée sur les cœurs détruits des hommes.
Il y a toujours, chez Russell Banks, un jeu avec la vérité. Comme si celle-ci se cachait quelque part dans le faisceau des points de vue. Mais c’est un jeu de chausse-trappes, car le narrateur lui-même est toujours un témoin actif, voire un complice. Dans Affliction, le frère de l’assassin n’est-il pas même un pousse-au-crime ? Et les voix qui relatent le drame de Sam Dent ne sont-elles pas celles d’adultes rongés par la culpabilité et qui sont tous, de près ou de loin, impliqués dans l’affaire ? C’est que la vérité est, en somme, dans la subjectivité du récit tout entier. « Si je voulais me faire passer pour meilleur que je suis ou pour plus intelligent ou me donner l’air d’être en quelque sorte maître de ma destinée, je le pourrais. Seulement, la vérité est plus intéressante que tout ce que je suis capable d’inventer et c’est d’abord pour ça que je m’y tiens », dit Chappie, dans Sous le règne de Bone, en introduction de son récit.
Pourquoi lit-on d’une traite, en retenant son souffle, les histoires de Russell Banks ? Sans doute un peu par voyeurisme, pour pénétrer dans l’existence de personnages contradictoires, aux trajectoires ambiguës qui les mènent droit vers des conclusions désenchantées. Des personnages ni bons, ni mauvais, dont Wade Whitehouse, dans Affliction, est le plus magnifique exemple. Ce recueil en contient quantité d’autres, complexes et fascinants, qui complètent le tableau de l’humanité selon Banks.