S’il fallait chercher des similitudes à l’œuvre de Cormac McCarthy, ce serait dans la mythologie du western qu’il faudrait puiser. Bien évidemment, sous la plume d’un grand romancier comme celui-ci le genre ne peut en sortir indemne. Les intentions de McCarthy sont-elles de déconstruire le mythe, ou de dire dans un style très personnel -un murmure qui va grandissant pour atteindre des sommets oniriques- la réalité de ce que l’on appelle en Amérique la « Frontière » ? Un peu des deux sûrement. Ce n’est certainement pas un hasard en tout cas si le troisième épisode de la Trilogie des Confins, tout comme les deux premiers, se situe aux limites du Vieil Ouest, dans les contreforts sud des Appalaches, à quelques heures de cheval de la frontière avec le Mexique. Ce Sud-là fut, historiquement, la première Frontière, un territoire disputé, hanté par une ou deux guerres sanglantes (McCarthy en a fait un tableau terrifiant dans Méridien de sang, ressorti récemment), sorte de conservatoire sauvage de l’état primitif de l’Amérique du Nord. Pour McCarthy, c’est aussi la dernière Frontière, là où coule le Rio Grande, là où vivent des hommes libres et rudes, communiant avec la nature et parlant la langue des chevaux.
Les personnages de Villes dans la plaine sont des êtres paradoxaux qui prennent le contre-pied de l’histoire des Etats-Unis. Héritiers d’une époque révolue, d’un âge d’or où le cheval, l’homme et la nature ne faisaient qu’un, ils sont en marge de la civilisation et rêvent du Mexique. Ce sont, à leur manière, des antihéros. « Tu crois pas que s’il reste encore quelque chose de cette vie c’est au Mexique ? », demande John Grady Cole à son ami Billy Parham. « Le Mexique. La première ranchera qu’on entend on croit tout savoir du pays. Quand on en a entendu une centaine on sait qu’on ne sait rien. Qu’on ne saura jamais rien. Voilà longtemps que j’ai plus rien à faire là-bas ». Nous ne sommes qu’en 1952 et ces hommes-là sont déjà des Martiens. Ils n’ont pour seule fortune qu’un vieux colt ayant appartenu au grand-père et une selle à pommeau. Ils prétendent « qu’un cheval connaît la différence entre le Bien et le Mal » et le soir, au bordel de la ville frontière, ils tombent bêtement amoureux de la première mexicaine venue. Le lendemain on les retrouve chevauchant sans but dans le paysage pour calmer leur douleur.
On peut rester insensible aux thèmes de ces romans western désabusés qui ressemblent à des mélopées indiennes et sont le sel de l’œuvre mystique de ce grand romancier américain. Pour aimer ses histoires il faut sans doute avoir une fascination préalable pour ce pays et ses mythes, fondateurs ou perdus. L’écriture même de Cormac McCarthy a pourtant quelque chose de troublant. Dialogues, récits de chasses sanguinaires, rêves, duels au couteau : toutes les formes de narration s’agencent pour ne laisser finalement entendre qu’une seule et même voix, poétique, lancinante, parfois sublime. Dire que cette littérature a du souffle et qu’elle tend à l’extase n’est pas exagéré. C’est, en substance, ce qu’il faudra en retenir.