Essayons de faire comme lui : une réhabilitation. Parce que Bayon est peut-être l’un des grands écrivains les plus méconnus de son époque, parce qu’il vaut mieux que deux pages sur Yves Duteil dans Libération, et parce que Le Lycéen est un roman d’exception qui démolit tout sur son passage. Ecrits au milieu des années 70, ces souvenirs d’enfance ravagés en sont à leur quatrième réédition : l’auteur a revu sa copie, coupé quelques pages, ajouté des chapitres inédits et rendu la version définitive de cette anti-pagnolade foutraque, pubertaire et libertaire. Dans cette guerre des boutons sixties, de la rentrée 65 à Mai 68, les belligérants frôlent le tribunal des mineurs ; le narrateur nous invite à le suivre dans sa vie d’élève, de fils et de délinquant urbain, provoquant ou fracassant en chemin tout ce qui ressemble à l’absurde autorité, en compagnie d’acolytes effarants qui forment une petite cour des miracles effrayante et irrésistible.
« C’était à peu près ça, mes potos de l’époque : des blancs, bons, bêtas ; et des obscurs -ou presque. La plupart entre. Et loin au-dessus, sur tout ça médiocre, hésitant, aplati, l’ombre d’un génie : la lumière noire satanique, excessive, du Diable incarné. Zingaro. » Zingaro ! Zingaro, le mauvais mentor, « le compère apprenti-bourricot, l’infernal paresseux qui pousse le crétin de bois au vice funeste, aux bonbons, aux manèges et aux oreilles d’âne dans l’île aux plaisirs infernaux », toujours à l’affût d’une mauvaise blague ou d’un coup tordu, tractant comme un aimant notre narrateur vers tous les délits. Le portrait que donne l’auteur de cet adolescent malsain et mal fichu, affligé d’un tic obsessionnel (« Ta gueule, ta gueule », au début de chaque phrase), en fait un héros négatif à la fois pathétique et grandiose, empereur insolent du quartier Panthéon où les deux délinquants juvéniles commettent leurs forfaits, pillage et sabotage, chapardage et blasphème suprême (la scène à l’église de la rue Champollion vaut bien le récit du célèbre attentat lettriste à Notre-Dame quinze ans plus tôt). Le grand frère Jean-Marien n’est pas en reste : avec lui, ce sera trafic d’engins motorisés et solidarité fraternelle dans la prison familiale, cette « engeance pesteuse. Egale : lard empoisonné, ratières. Mon père était un rat. Ma mère une rate. »
Tout ça aurait pu ressembler, pour le mieux, aux 400 coups désespérés d’un petit anarchiste qui s’ignore ; pour le pire, à une version parisienne rétro des publicités Herta, même si ce mouflet-là n’a pas de casier judiciaire. Avec les mots de Bayon, ses phrases hargneuses au rythme trébuchant, sa prose célinienne d’enragé, ça devient épique, haletant, hyperréaliste et incroyablement violent. Verdeur du langage pour explosion d’immaturité libératoire : « Démolir tout, tout, tout ce que je pouvais, tout ce qui me passait par la tête -sans me faire pincer. En explorant jusqu’à la nausée cette sorte de démence inconnue et soûlante, apaisante à force. A l’usure… De chocs nerveux extrêmes, jubilations terribles, navrantes, en envies de vomir. » Vol dans les vestiaires, planques dans les étages, colles en cascades et exclusion à l’arrivée, tout prend les dimensions d’une question de vie ou de mort sous la plume fantastique de Bayon, qui nous emmène voir aussi, bien sûr, sous les jupes des filles et dans les bas-fonds miséreux d’une époque qui se préparait à la déflagration soixante-huitarde. Rarement on aura vu un cahier d’écolier aussi dévasté et puissant, sans la moindre complaisance nostalgique, une galerie de portraits et de souvenirs aussi jouissive et virulente, entre parents détestés, Jean-Marien l’aîné, Zingaro l’irrécupérable et les autres loustics de cette épopée adolescente extraordinaire. Vous, les copains, je ne vous oublierai jamais.