C’est une histoire et, bien plus, une voix qui nous vient du fond des âges, quand l’Amérique était sauvage, violente, vierge et désunie. Une Amérique qui, bizarrement, nous est rarement contée. Peut-être parce qu’une certaine mythologie américaine occupe depuis des années la place que les torrents de sens et d’émotions pures de ce grand roman semble vouloir reprendre aujourd’hui. Peut-être aussi parce qu’il faut du courage, une plume maîtresse et toutes sortes d’autres talents pour traiter de ce grand et digne sujet qu’est la lutte contre l’esclavage. Et encore. Les écueils sont nombreux, voire insurmontables.
Sans doute attend-on l’écrivain au tournant : pourquoi faire appel à l’histoire ancienne quand l’Amérique est encore et toujours soupçonnée d’hypocrisie raciale ? Doit-on fouiller encore la vérité de ces massacres qui ont dévasté les Etats-Unis, et au-dessus desquels flottaient ces sombres interrogations auxquelles les hommes, dans leur impossible fanatisme, ont apporté d’inqualifiables réponses ? Pourquoi, enfin, nous en faire le récit par la voix d’un Blanc aux motivations complexes, voire ambiguës ? Il est peu d’écrivains qui se sortiraient d’un tel écheveau de difficultés. Mais la lecture éperdue (elle ne peut être qu’éperdue) du Pourfendeur de nuages apporte cette seule et unique réponse, claire, pure et absolument irréfutable : que l’œuvre de Russell Banks dépasse toutes ces questions, et qu’il n’était aucun moyen plus approprié de nous faire aimer encore un peu plus la littérature.
C’est, en effet, le récit d’une confession. Le récit d’un homme muré dans le silence depuis des années, reclus sur le haut d’une montagne, à la façon des bergers de la Bible, en paix avec Dieu, ou en guerre contre lui. Cet homme, Owen Brown, fils d’un célèbre abolitionniste adulé par l’Amérique d’après la Guerre de Sécession, retourne sur les lieux de sa jeunesse, à North Elba, au pied du mont Tahawus (« pourfendeur de nuages ») et, de là, il entreprend de conter au monde la vérité sur ce que fût vraiment son père et, bien plus, sur ce qu’il fût lui-même : « Je suis à présent celui qui fût Owen Brown ». Le ton est grave. La voix est sourde, brisée. C’est celle d’un fantôme, d’un revenant. Un père écrasant, un massacre aux dimensions terribles, et cette immense solitude du survivant, tout est là pour nous convaincre de nous insinuer dans la vie de cet homme sur lequel pèse une insoutenable culpabilité. « D’une certaine manière, ce sont tous mes efforts terrestres que je vous lègue (…) Dans cette longue guerre que se livrent les races, cela représentera, je le suppose, mon ultime action. » C’est ainsi, grâce à l’artifice somme toute classique de la mort qui vient par épuisement du verbe, que l’on est pris par le souffle épique de cette histoire de l’Amérique.
On aimerait en dire plus. C’est là un livre d’une grande précision, et d’une étonnante honnêteté. Et avant tout, bien avant même son intérêt historique, il s’y trouve une réflexion, superbe et unique, sur l’héroïsme : mythe secret et fondateur de l’Amérique, et qui, comme le suggère Russell Banks, est aussi son péché.
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