Il y a un côté monstre dans le cinéma d’Arnaud Desplechin qui provoque l’admiration des uns en même temps qu’il libère la fureur des autres ; c’est peut-être que chacun de ses films, depuis La Sentinelle (1992), se présente comme des films matures sur l’immaturité. Tandis que la difficulté à naître, à « être au monde » constitue la question centrale de son cinéma, celle qui travaille ses héros -Mathias Barillet, Paul Dedalus, Esther Kahn-, Desplechin semble choisir une mise en scène qui laisse toujours le sentiment d’une amplitude, d’une intelligence qui regarde d’en haut ses personnages et mettrait en boîte la vie au lieu de la laisser gagner la forme du film. Jugée à l’aune d’une certaine modernité cinématographique, l’œuvre est stigmatisée parce que trop appliquée, trop soignée, pas assez chiche de ses effets. Ce camp-là désigne Desplechin comme un poseur qui manque ses sujets. Ce qui rend suspicieux ces puristes, c’est l’écart entre la tête trop bien faite du film -usage subtil de la voix off, élégance de la photographie- et la santé défaillante, la fragilité des corps qui en font la matière.
A ceux-là, on voudrait dire qu’il faut fuir la dimension surdouée du cinéaste pour comprendre quelque chose à ses films. Ne pas voir la mise en scène comme l’habit trop bien taillé de personnages « en manque », mais comme la tentative de donner à des obsessions personnelles une forme haute qui les reconnaissent enfin. Ce qui fait la force de chaque film de Desplechin, c’est d’abord le goût du cinéaste pour le spectacle hollywoodien et le cinéma de genre. Ensuite, c’est la récurrence des thèmes abordés qui montre une détermination rare et bâtit une œuvre jeune mais déjà d’une belle cohérence.
Esther Kahn remet donc l’ouvrage sur le métier. Pour délimiter le champ où se déploie le film et définir la morale qui se dégage du portrait de cette jeune Anglaise en quête d’elle-même, et qui va trouver le théâtre comme voie et salut à la fin du xixe siècle, on peut utiliser deux propos tenus par Desplechin. Le premier concerne le caractère de Mathias, le héros de La Sentinelle : le cinéaste rappelait la nécessité de marquer durement le personnage, de le faire partir d’en bas, de « le traîner par terre pour qu’il survive au lieu de prendre la pose, pour qu’il soit obligé d’avoir une ouverture sur le monde au lieu d’avoir des idées »*. Le regard posé sur Esther Kahn et sur son parcours tient beaucoup de cette conception quasi christique du personnage, qui doit prendre sur lui le poids des autres pour trouver lui-même son poids. C’est la définition même du métier de comédien et le sujet principal du nouveau film de Desplechin. L’enfance d’Esther est ainsi montrée comme un temps de souffrance -méchanceté des sœurs et de la mère- qui fonde en grande partie son parcours à venir et prépare sa nouvelle venue au monde.
Car l’autre grand thème du film, c’est le rapport problématique d’Esther avec le réel, question qui travaille chaque film du cinéaste, mais qui s’inscrit ici dans le cadre d’une réflexion essentielle sur le théâtre, lieu de circulation par excellence du vrai et du faux. A propos de Paul Dedalus, le héros de Comment je me suis disputé, Desplechin disait qu’il se jetait sur le premier venu « en lui hurlant dessus : Est-ce que tu existes ? » et qu’à la réponse « oui », Paul ajoutait : « Prouve-moi que tu m’as répondu oui ! »**. Cette preuve, Esther Kahn -lumineuse Summer Phoenix- la trouve au moment d’entrer en scène dans l’état de grâce qui la porte et la tient debout sur les planches. Là, elle sait que tout est vrai, que le reste est faux et mort. Là, elle vit sa vie : « c’est un simple préjugé moral que de croire que la vérité vaille mieux que l’apparence (…) Ne suffit-il pas d’admettre des degrés de l’apparence… » ?
* Les Cahiers du cinéma, n°457, juin 1992
** Libération, 12 juin 1996