Il y a une image obsédante et mystérieuse qui traverse l’histoire du cinéma français : un gros plan d’autruche ! Qu’a donc cet animal de si attirant ? En 1928 dans A Propos de Nice de Jean Vigo, il suggérait les femmes fortunées marchant le long de la Promenade des Anglais ; en 1974, dans Le Fantôme de la liberté de Luis Bunuel, il soulignait l’étonnement et la perplexité du cinéaste face à un monde absurde ; enfin, aujourd’hui, dans Dieu seul me voit, il représente l’interrogation d’un indécis face dans une société dans laquelle il ne parvient pas à adopter une attitude naturelle. Seul, au zoo, il interroge une autruche (filmée en gros plan) comme s’il s’adressait à la femme qu’il aime (Jeanne Balibar) dont l’assurance le panique.
Versailles rive gauche avait en son temps étonné le public et, pour beaucoup, ce moyen métrage est devenu un film-culte. C’est aujourd’hui à Versailles-Chantiers que Bruno Podalydès a décidé de situer son film, avec pour personnage principal, un indécis (interprété par son frère Denis Podalydès), comme le cinéma français en a rarement peint. Pour suivre ce personnage, que l’on voit quasiment dans tous les plans du film, Bruno Podalydès a construit un scénario inventif et équilibré aux personnages multiples liés par des histoires complexes et a effectué un montage très rigoureux.
Albert est un indécis et la première scène du film nous le montre hésitant face à une superbe femme qui est à la recherche d’une rue. Il est incapable de choisir, d’être déterminé. On le voit paniqué, maladroit, flottant face aux trois femmes qu’il rencontre dans un temps réduit, à Toulouse et à Versailles. Au fil des dialogues, on cerne la personnalité de cet homme qui semble beaucoup attaché à l’enfance et qui surtout, rappelle certains des traits de caractère propres aux enfants. Plusieurs scènes du film soulignent cette référence, à commencer par la première séquence après le générique où il décide de passer une journée au bureau de vote située dans une école maternelle, où deux amis d’enfance viennent le voir. Le film est construit de manière ludique en nous montrant Albert comme un homme au comportement puérile (sa manière de courir pour demander silence à une fanfare de jeunes musiciens, les mensonges qu’il invente et qui le placent dans des situations inconfortables). D’autres scènes encore plus explicites nous plongent dans l’univers des enfants, comme la scène d’anthologie dans le restaurant Syldave avec un garçon sorti tout droit d’une B.D. de Tintin, ou ce repas d’hommes dont la propreté des mains est vérifiée par « Blanche-neige », repas ponctué par les éternuements d’Atchoum, interprété par Mathieu Amalric… Enfin, dans une certaine mesure, le titre rappelle le monde de l’adolescence: « Dieu seul me voit » est en effet l’expression créole pour définir la masturbation.
Bruno Podalydès a réussi grâce à une acuité du regard, une musique enjouée (le violon de Stéphane Grappelli), des dialogues efficaces, un sens du comique de situation, à faire de Dieu seul me voit plus qu’une comédie amusante. Dans ce film sont évoqués beaucoup des thèmes caractéristiques de notre époque et probablement qu’avec les années, lorsque les références culturelles sembleront loin, il restera de ce film une formidable photographie quasi sociologique d’une partie de la société française des années 90.