Lorsque j’ai entendu parler du projet pour la première fois, je me suis dit que l’Association allait essayer de publier un recueil du plus grand nombre possible d’auteurs de bande dessinée, une sorte de BDM illustré international (le BDM est l’argus de la bande dessinée francophone). Et, si chaque auteur avait joué le jeu en réalisant, ne fût-ce qu’une planche de qualité, le résultat aurait été une première mondiale (même s’il n’y avait eu que la moitié des dessinateurs et scénaristes vivants) à la fois très excitante et presque inconcevable. Cela aurait pu être « l’état d’un lieu » à une date précise -la BD à la fin du XXe siècle-, ce qu’aucun art n’a jamais réalisé à ma connaissance… Si le résultat est autre, il n’en est pas moins réussi et surprenant à plus d’un titre. Certes, l’ouvrage ne rend pas compte de LA bande dessinée, mais d’une partie seulement. Je ne recommanderai pas la lecture de Comix 2000 à n’importe qui, sans doute est-il un peu trop élitiste pour ça. Les personnes qui ne sont pas familiarisées avec le rapport texte-image auront du mal à aborder un tel pavé. Mais les amateurs curieux d’esprit, ceux qui lisent « de la bande dessinée » sans s’arrêter à un genre particulier plongeront et replongeront pendant quelques semaines ou quelques mois dans ces 2000 planches…
Tout comme il est impossible de lire les 1000 milliards de poèmes de Raymond Queneau, il n’est pas forcément recommandable d’essayer de lire les 2000 pages de Comix 2000 « d’une traite ». Proposons donc la pratique de lectures « transversales », dont les suivantes :
– alphabétique. Les auteurs sont classés dans cet ordre là. Cette approche la plus directe consiste à tourner les pages les unes après les autres, et à s’arrêter pour un B ou pour un C.
– géographique. Le lecteur lira les auteurs par pays, constatant points communs et diversité.
– graphique. L’œil décidera s’il a envie ou non d’entreprendre la découverte d’un univers de quelques dizaines de cases… Remettant à plus tard ce qui ne l’attire pas instinctivement, faisant le choix contraire à la séance d’après.
– chromatique. Parcourir l’ouvrage en ne s’arrêtant que sur les planches à dominantes claires… Puis recommencer avec les teintes foncées (elles ne manquent pas !), et ainsi de suite…
– dictionnariale. On cherche tel auteur à la lettre M, mais, ouvrant par hasard à la lettre P, on butinera sans raison aucune.
– Perecquienne. « Je me souviens avoir déjà entendu parler de cet auteur : je le lis, les autres attendront. »
Puisque l’Association a toujours revendiqué une filiation avec l’Oulipo, rappelons-en la définition donné par l’un de ses créateurs (François Le Lionnais) : « toute œuvre littéraire se construit à partir d’une inspiration… qui est tenue à s’accommoder tant bien que mal d’une série de contraintes ou de procédés ». Les contraintes imposés aux candidats Comix 2000 étaient de trois ordres : de 3 à 15 planches, muettes, en noir et blanc ; le thème du « XXe siècle » n’était que suggéré. De ces contraintes, seul l’absence de dialogue a généré une véritable création. Les deux autres étant familières à la bande dessinée depuis plusieurs décennies déjà et donc beaucoup plus explorés. Si plusieurs auteurs se sont déjà essayés, avec plus ou moins de succès, à raconter des histoires sans parole, Comix 2000 voit plus d’une « potentialité » exploitée. Nombre d’auteurs ont cherché un substitut à la parole et les inventions sont légions. Bien qu’en noir et blanc, le graphisme de Comix 2000 est loin d’être homogène, au contraire. C’était prévisible, les styles sont d’une incroyable variété : de l’imitation du dessin d’enfant à la toile de maître en passant par la plupart des courants internationaux de la bande dessinée… Et il est agréable de constater des traitements visuels opposés pour des histoires similaires (ou le contraire). Les thèmes traités sont d’une très grande variété même si les histoires se déroulent majoritairement au XXe siècle (avec plus ou moins de fantastique). Si chaque récit a ses qualités propres, auxquels chacun sera plus ou moins sensible, ce n’est qu’après réflexion et prise de recul que se dégage une des caractéristiques de Comix 2000 : sa vision du siècle.
Rarement une bande dessinée aura véhiculé une telle charge contre les horreurs des années passées, démultipliées par la multiplicité des styles graphiques et narratifs. Sans doute cette incroyable dénonciation n’est-elle pas exhaustive (et heureusement…), mais elle rendrait une réalité bien pessimiste si l’humour n’était présent. André Franquin ne renierait pas cette idée noire de 2000 planches… Néanmoins, au détour d’une case, l’espoir fait une timide apparition tandis qu’au coin d’une autre, un auteur offre quelques instants de bonheur. L’âme de Comix 2000, c’est l’homme.