Faire d’un roman une BD, changer la prose en une union mêlant texte et images, en un mot adapter, tel est de nouveau le défi que Tardi s’est lancé. Après Malet, Véran, les illustrations de romans de Céline, c’est cette fois un récit de Didier Daeninckx qui intéresse le créateur d’Adèle Blanc-Sec, une héroïne que l’on n’a pas envie d’oublier. Le Der des ders ne pouvait que séduire le dessinateur tant il est proche de son univers de prédilection : un polar se passant dans Paris et sa banlieue, au lendemain de la Grande guerre. C’est du sur-mesure.
Pour autant, la communauté des thèmes n’élimine pas les pièges semés sur le chemin qui mène à une bonne adaptation. Il faut savoir jeter et garder, ne pas être trop vague ni trop bavard. Dès le début, Tardi trouve la bonne voie, la voix de son héros désormais. Eugène Varlot, détective de son état. Ainsi, les cartouches récitatifs se muent d’emblée en bulles. Varlot nous raconte ce qu’il voit : un troupeau de moutons se dirigeant vers les abattoirs de la Villette, à moins que ce ne soit une colonne de poilus allant au front ? Le ton est donné. Vétéran hanté par des visions de cauchemar, Eugène va être amené à enquêter pour le compte d’un colonel héros de la nation, médaillé de partout. Et ce qui a commencé comme une affaire banale, où se mêlent mœurs et gros sous, va se poursuivre par les égarements d’un état-major aveuglé par son sens du devoir – qu’il impose aux troupes – et par la lâcheté de ces mêmes officiers à l’épreuve du feu. Voilà le roman typique d’une école du roman policier français, qui fond engagement politique et dénonciation historique.
Outre le contexte du récit, il est également impossible de faire abstraction de son décor : le Paris des années 20. Arpenté par Eugène et Irène, son assistante, ce Paris-là est toujours mis en valeur par Tardi, qui se plaît à le dessiner avec un beau noir et blanc faisant luire les briques et les pavés. Il en apprécie les lieux symboliques : le café du croissant, où Varot rencontre un journaliste de l’Humanité qui a les traits de Daeninckx ; les paysages urbains aujourd’hui disparus (bien qu’il nous propose, plus que de raison, des vues tout-en-perspective, un peu typées cartes postales anciennes). Certes, cela ne nuit pas au récit. Quant à savoir ce que cela lui apporte véritablement (serait-ce parce que les personnages et l’intrigue n’ont pu atteindre ce but ?)… Car en fin de compte, Tardi nous livre ici une très honnête contribution au livre noir de la connerie humaine.
Pascal Salamito