En 1993, Chomsky, les médias et les illusions nécessaires, le documentaire-fleuve de Mark Achbar et Peter Wintonick avaient révélé aux uns le nom de Noam Chomsky, aux autres, qui ne connaissaient de lui que le linguiste renommé, la dimension politique de sa pensée, jusqu’alors ignorée de la plupart. Dans les librairies de l’époque, on ne trouvait aucune traduction de ses travaux engagés. Seuls ses ouvrages savants étaient disponibles. Le « rebel without a pause » – formule drôle de Bono- avait mauvaise réputation comme on dit : extrémiste, irresponsable, naïf, gauchiste. On connaît tous ces noms d’oiseaux.
Depuis, les choses ont bien changé : le film est devenu culte, primé dans de nombreux festivals -il est toujours projeté au cinéma L’Entrepôt à Paris- et les traductions françaises du Chomsky engagé se sont multipliées. Aujourd’hui, sur les tables du libraire, on trouve entretiens, articles et conférences à foison. Comme le prouvent l’affluence grandissante de ses conférences, les applaudissements nourris qui les ouvrent et les concluent, les demandes d’autographes de ses admirateurs, Chomsky est devenu une icône. Cela n’entame en rien les rangs de ses ennemis -même si le devenir-icône des contestataires est parfois aussi une stratégie des contestés, voir le bras de fer français Sarkozy-Bové-, cela permet juste d’avoir accès à ce que Chomsky dit et écrit. Cela galvanise souvent, parce que c’est intelligent et clair. Ce qui explique l’icônisation.
S’il est tellement important de revenir sur ce silence fait autour du Chomsky politique et la surexposition actuelle qui lui succède, c’est que lui-même y revient à plusieurs reprises au cours des conférences filmées par John Junkerman et des entretiens qu’il lui a accordés : en effet, la thèse chomskienne d’un Etat américain « terroriste » qui veut imposer aux autres les normes qu’il refuse de s’appliquer à lui-même -définition biblique de l’hypocrisie-, qui nomme « voyous » et « barbares » des Etats qui étaient hier ses alliés -l’Irak, par exemple- et qui n’ont fait que ce que les Etats-Unis leur ont permis de faire d’un point de vue logistique et stratégique, ne date pas d’aujourd’hui, c’est-à-dire du 11 septembre 2001. Beaucoup des textes qui servent de base à Pouvoir et terreur (le film et le livre) remontent aux années 1980, voire 1970, à une époque où Chomsky réfléchissait, seul et sans échos, à la diplomatie musclée des Etats-Unis en Amérique latine ou ailleurs, et à ses néfastes effets à venir. Chomsky avoue avoir réagi à l’attentat du 11 septembre, choqué bien sûr par les -atrocités- du crime, mais sans étonnement. Pour lui, le caractère historique de l’événement ne tient pas à sa nature -il avait déjà eu lieu dans de nombreux endroits du monde-, mais à l’identité des victimes, les Occidentaux étant meurtris pour la première fois. La reconnaissance actuelle pour Chomsky et ses réflexions renvoie à ce que le penseur considère comme la leçon bénéfique du drame : la découverte de l’Autre dans le sentiment commun de sa vulnérabilité. Par delà les constats lucides et terribles de Chomsky sur la violence de la machine étatique, il y a en permanence un optimisme chez lui : celui d’une conscience politique toujours plus large de l’opinion publique capable d’inverser la tendance suicidaire de l’époque et de faire poids face aux excès de l’Etat.
A la question : « Que pensez-vous de la civilisation occidentale ? », Gandhi avait répondu : « C’est une bonne idée ». Noam Chomsky pense la même chose.