« C’est du jazz. Et c’est beaucoup plus », affirme Rosenwinkel à propos de ce disque produit par Q-Tip, un nom que connaissent bien les amateurs de hip-hop. Beaucoup plus, en effet, que du jazz, sans pour autant cesser d’en être : avec Heartcore, le guitariste fait un pas de plus par rapport à son précédent album (The Next step, justement) et s’invente un univers indéfinissable où, en puisant intelligemment dans les musiques électroniques et en recourant à des sons totalement inattendus, il échappe à toutes les étiquettes. L’aventure a une petite histoire, qu’on peut raconter brièvement : lors d’un concert au Smalls, à New York, Rosenwinkel reçoit une bouteille de vin. Son généreux expéditeur s’appelle Q-Tip, alias Kamaal Fareed, membre de A Tribe Called Quest et pilier de la scène hip-hop américaine. Leurs univers n’ont a priori pas grand-chose en commun, mais Rosenwinkel n’en décide pas moins de le rencontrer : il finira par lui proposer de produire son nouveau disque, avec le pressentiment que l’énergie et « l’urgence » de la musique de Q-Tip pourrait « rendre les choses plus simples, plus directes » et lui ouvrir la route des horizons qu’il cherchait depuis quelques temps à atteindre. Résultat : onze morceaux aussi cohérents que différents, dans lesquels les claviers et une électronique dosée avec soin donnent au groupe acoustique le supplément de mystère et de couleur qui fait l’intérêt du disque.
Deux ans de travail (à domicile, dans son studio personnel) auront été nécessaires au guitariste pour peaufiner les ambiances vagabondes et élégantes d’un album construit par strates superposées, piste après piste. « C’est comme si j’appliquais des couches de peintures successives pour finir avec une épaisseur de trois centimètres sur le canevas », explique-t-il. Epaulé par ses compagnons habituels (Mark Turner, saxophone, Jeff Ballard, batterie, Andrew d’Angelo, basse, Mariano Gil, flûte, Ben Street, basse…) et adroitement conseillé par le manitou Q-Tip, il fait de Heartcore un disque d’electro-jazz qui n’a pas l’air d’un disque d’electro-jazz, manipule des montagnes de samples et de boucles sans jamais en faire trop, convoque des cuivres et des cordes au milieu de cascades de bulles synthétiques, passe en douceur du son des mégalopoles urbaines à celui d’un bazar oriental, le tout avec une sobriété parfaite et une intelligence mélodique jamais prise en défaut de fainéantise. Si la plupart des tentatives du même genre se ressemblent (des musiciens aussi aguerris que John Scofield ou Herbie Hancock s’y sont essayés sans forcément parvenir à un résultat convaincant), vous pourrez écouter dix fois Heartcore avec l’impression d’entendre dix disques différents. Une musique d’aujourd’hui qui, à la différence de beaucoup d’autres, ne sera pas périmée demain.