Nouvel album du pianiste dont on parle, un an après le quatrième épisode de sa série « The art of the trio » enregistré au Village Vanguard : tout et rien à la fois, d’une certaine manière, puisque si l’on y retrouve tout ce qui fait de Brad Mehldau l’un des artistes à nos yeux les plus intéressants ces dernières années ; rien n’y poussera les sceptiques à tourner la veste. Et on peut bien avoir envie, en effet, de s’écarter un peu du consensus qui entoure la musique de ce frais trentenaire originaire de Jacksonville, Floride, pour ironiser sur la force de suggestion de la structure qui le porte (une major qui fait très efficacement son boulot) et l’imagerie romantique dont il se drape si volontiers dans ses immenses textes de pochette (rien de moins que cinq pages en petits caractères cette fois-ci, avec références désormais habituelles à Schopenhauer, Nietzsche, Benjamin, Joyce et les autres, sans compter un extrait des Souffrances du jeune Werther). Reste la musique, pourtant. Une fois éclairci le maquis littéraire de ses propres textes (toujours diffus et souvent impénétrables) et dispersée la brume publicitaire qui le transforme en icône XIXe tout droit sorti d’une nouvelle de Thomas Mann, on doit bien constater le profond talent de compositeur et d’instrumentiste de Brad Mehldau, qu’on a d’ailleurs cessé de comparer intempestivement à Bill Evans. Places, carnet de voyage résumant en treize étapes (dont Los Angeles en ouverture, repris à la fin, et doublé d’un Los Angeles II au cours du disque) les lieux rencontrés durant la longue tournée qui a suivi la sortie du précédent album, mêle le trio que l’on connaît bien désormais (Larry Grenadier, contrebasse et Jorge Rossy, batterie) et sept morceaux en solo.
Si le trio ne surprendra pas ceux qui le connaissent déjà, on découvre en revanche un soliste plus convaincant que dans le très controversé Elegiac cycle : sans éviter parfois quelques longueurs (comme dans Perugia, bien que le morceau ne soit pas excessivement long lui-même), Meldhau parvient ici à se libérer de l’emphase ostentatoire qui gênait tant alors, tout en préservant par ailleurs la tangible influence des compositeurs français pour piano (Fauré, notamment). Parmi ces pièces solitaires, quelques parfaits bijoux comme Airport Sadness ou Los Angeles II donnent sa valeur à un album irrésistiblement séduisant ; son art de la progression et du développement de motifs simples, de la construction précise des morceaux, son jeu vif caractérisé notamment par l’impressionnante multiplication des lignes mélodiques qui s’entrecroisent, sa capacité à assumer dans un contexte indéniablement jazzistique l’influence sans cesse revendiquée des Schumann, Schubert ou Chopin dont il a fait ses maîtres à penser (et, de fait, sa propension à résoudre un problème jusqu’alors jamais résolu sans doute : « fondre le corps du musicien classique et celui du jazzman en un seul, qui n’est pas l’addition des deux », dixit Philippe Méziat), nous rendent précieux ce pianiste décidément étonnant et son œuvre en cours dans laquelle Places, sans hésitation, tient sa place.