Si on avait déjà entendu les jeunes voix écossaises d’Alan Warner et Irvine Welsh, il nous manquait encore celle d’Andrew O’Hagan, autre fils spirituel de cette « école de Glasgow » que formèrent Alasdair Gray, James Kelman et Tom Leonard dans les années 70. Lorsqu’il coupe les ponts avec son héritage littéraire et plonge tête en avant dans la vérité toute nue d’une Ecosse en pleine sinistrose économique et morale, le trio en question, qui bouscule aussi profondément les conventions stylistiques, ignore qu’il va permettre un réel ressourcement de la littérature écossaise quelques années plus tard -sans compter d’ailleurs que son influence s’étendra aussi chez les voisins, du côté par exemple des John King et Sarah Champion, voire d’un Will Self. Andrew O’Hagan, lui, désigne Margaret Thatcher comme étant l’incontestable génitrice spirituelle de tout ce petit monde puisque, en parvenant à se faire détester à un point jamais égalé jusqu’alors, elle devint une réelle source d’inspiration artistique, en littérature comme au cinéma.
Le Crépuscule des pères (Our fathers en v.o., d’après une chanson galloise) reste néanmoins un roman d’un classicisme plutôt sage, qui cherche son originalité et sa force dans un style d’une somptueuse violence en racontant à la première personne la plongée de Jamie dans le passé familial et national écossais. Son père, qu’il a quitté au début de l’adolescence, ressemble justement à ces personnages en perdition que mettaient en scène Alasdair Gray et James Kelman : un prolétaire sur la pente du désespoir qui feint de croire que l’alcool adoucira la chute et que la violence domestique soulagera sa propre souffrance. Son grand-père, auprès duquel il s’est alors réfugié, est un de ces héros idéalistes filmés par un certain cinéma anglais des années 80 et 90 : constructeur des immenses tours populaires au moment de la grande crise de l’habitat en Ecosse, il gagna le surnom de M. Logement et crève aujourd’hui à petit feu en remâchant son socialisme désabusé. La métaphore se tisse autour de l’un de ces complexes de tours, celles des Gorbals, construites par le grand-père, dont on suit la démolition tout au long du roman, comme en parallèle à la description d’une désillusion.
S’il n’a rien de très original dans les thèmes choisis (idéaux qui sombrent, époque qui s’achève, racines qui fuient), encore qu’il les aborde le plus souvent avec une réelle poésie, ce roman vaut avant tout pour son écriture extraordinaire (la traduction est signée Michèle Albaret-Maatsch), mouvementée, âpre et parfois violente, restituant la puissance et la variété des sentiments avec une précision et une beauté époustouflantes -innombrables sont les paragraphes, les phrases saisissantes qu’on pourrait reprendre comme démonstration. Un « anglais renégat », selon la propre expression de O’Hagan, qui fait la force et la grâce de ce voyage initiatique, « sur le chemin de la nuit écossaise ».