La parution en français d’Ocean of sound est un événement pour plusieurs raisons. D’abord parce que David Toop est probablement un des plus grands essayistes et critiques musicaux actuels, enfin parce que c’est un grand livre, qui apporte au lecteur curieux autant de pistes à saisir que de plaisir à la lecture.
Ocean of sound est avant tout une histoire de la musique « ambient », que Toop caractérise par « l’idée de dérive ou par une existence in stasis plutôt que par un développement spectaculaire ». Il date la naissance de cette musique du « jour où Claude Debussy a entendu de la musique javanaise jouée à l’exposition universelle de Paris en 1889 », date symbolique qui représente pour lui « le début du XXe siècle musical ». De ce point de départ -passionnant en soi-, il constate qu’au cours de ce siècle « l’objet sonore (…) a été fracturé et reconstruit en un treillage mouvant et ouvert auquel de nouvelles idées pouvaient être suspendues » et entraîne alors le lecteur dans une sorte de rêverie critique au travers de toutes les musiques qui constituent le paysage sonore de notre époque…
En treize chapitres Toop trace avec un naturel confondant une filiation entre les Gamelan javanais, les sorciers du studio-comme-instrument, tels King Tubby ou Brian Wilson, les théories de composition zen de John Cage et le jazz libre de Sun Ra (qu’il est un des rares à avoir interviewé à la fin de sa vie, en 1993) ou Miles Davis, jusqu’à la techno d’Aphex Twin ou The Orb. A ce titre, le sommaire du livre est impressionnant et fera saliver tout amateur de musique (et de littérature) éclectique. Du souvenir (avec Brian Eno, la muzak) aux voyages spatiaux (avec Sun Ra), des voix subliminales (avec Scanner, Biosphere, les chill out) aux rites funéraires (avec les futuristes, Varèse), Toop nous promène dans un monde imaginaire illimité, peuplé de sons étranges entre lesquels il découvre toujours une connexion insoupçonnée et, qui, comme dans un rêve, apparaissent frappantes et bien réelles. Le chapitre 5 (« Un contenu dans le vide ») est ainsi construit à partir d’un de ses propres rêves, dans lequel il invoque les fantômes de Tangerine Dream, Sinatra, Roland Kirk, Hendrix, Stockhausen… Plus loin, la métaphore du rêve est relayée par celle de la drogue, capable de modifier notre perception. L’idée de Toop, c’est de montrer que la musique, à elle seule, modifie notre perception du monde, d’où les chapitres suivants, intitulés « Etats modifiés I » à « VI », qui traitent respectivement des paysages, du quatrième monde (de John Hassel), du monde des machines, des rêves éveillés et de la nature. Et l’auteur de terminer par le monde comme un théâtre, et enfin un océan de son, né entre autres de la popularisation de l’accès à la radio et à la musique enregistrée. Sous des aspects flottants, Toop maîtrise parfaitement son discours : c’est l’une des raisons pour lesquelles il est aujourd’hui reconnu comme un grand nom de la critique musicale.
L’un des plaisirs d’Ocean of sound réside dans le fait que Toop n’utilise pas que des références discographiques : son ouverture d’esprit et son érudition l’amènent à aborder des domaines aussi variés que la science-fiction (William Gibson), la sémiotique, l’anthropologie, etc., aussi bien que ses expériences personnelles (le récit de son voyage en Amazonie pour enregistrer les Indiens Yanomani est saisissant). Sa façon de parsemer sa réflexion d’anecdotes, d’interviews, de fiction parfois, rend la lecture rafraîchissante. Bien que ses racines soient littéraires (il cite comme influences d’autres grands voyageurs modernes : Herman Melville, Joseph Conrad, William Burroughs), Toop n’est jamais académique et incorpore toutes ces informations disparates au sein d’une écriture claire et directe. En un sens, le tour de force d’Ocean of sound, ce qui en fait déjà un classique, c’est son parcours, à la fois informatif, rigoureux et divertissant de toutes les musiques, sans esquiver un discours critique sur chacune d’elles.
Accompagné d’une discographie, d’une bibliographie et d’un index, correctement traduit par Arnaud Révillon (malgré quelques approximations), Ocean of sound plaira aux spécialistes par son exhaustivité et aux néophytes par sa vivacité. Il n’y a pas beaucoup de livres capables d’ouvrir un peu plus nos oreilles aux sons du monde : Ocean of sound est assurément un de ceux-là.