Plus ou moins inspiré par Shakespeare (King Lear), Ran ne reprend pas le principe d’extrême théâtralisation de l’autre célèbre « adaptation » de Kurosawa, Le Château de l’araignée, réalisée 30 ans plus tôt. Si on peut remarquer quelques similitudes entre les deux films -notamment un personnage féminin glaçant d’épouse cruelle et manipulatrice-, il est plus pertinent de penser Ran comme la seconde partie d’un dyptique entamé avec Kagemusha (1980). Même thématique: un clan qui se détruit de l’intérieur, rongé par le cancer du pouvoir et de l’ambition, mais Ran exploite le filon de manière plus classique. Pas de « double » ici qui prolongerait l’effet stabilisateur du patriarche contre l’avidité de la nouvelle génération. Hidetora, le chef du clan Ichimonji, assistera, impuissant, et jusqu’à la folie, à la destruction de son fief par deux de ses fils. Mais dans un cas comme dans l’autre, les hommes finissent broyés par une effroyable mécanique tragique, une micro-apocalypse qui n’épargne personne, même pas la plus pure incarnation de l’innocence.
Dernier film « en costumes » de Kurosawa, Ran est aussi son dernier chef-d’oeuvre. La suite de sa filmographie, plus intimiste, et si on met de côté le bouleversant Rhapsodie en août, n’atteindra plus jamais un tel degré d’accomplissement. Entre naturalisme, expressionnisme et inévitable immobilité des scènes d’intérieur, paralysées par un sens du cérémonial exacerbé, Kurosawa déploie tous ses talents de peintre-cinéaste, allant jusqu’à attribuer des codes couleurs aux différentes factions qui s’entredéchirent. Aujourd’hui encore, Ran est un choc esthétique, à côté duquel Kagemusha pourrait presque faire office de brouillon, et une réponse sans appel à ceux -notamment les critiques japonais- qui pensaient que Kurosawa ne pouvait plus rien faire de bon après ses chefs-d’oeuvre en noir et blanc.
Kurosawa a le vent en poupes ces derniers mois, avec des éditions plus ou moins réussies de ses meilleurs films. Si la référence inégalée reste le coffret Arte, Studio Canal a effectué un très beau travail de restauration -il faut tout de même préciser que le film est nettement plus récent. L’image est très fine, les couleurs sublimes et le son a été retravaillé de manière satisfaisante, même s’il manque parfois un peu de clarté. On regrettera juste le faible nombre de bonus et leur piètre qualité. L’interview de l’interprète de Kurosawa est sans intérêt -« Kurosawa était simple et sympa », tu parles d’un scoop- et l’extrait de documentaire focalisé sur la jeunesse du réalisateur semble hors-propos. L’idéal aurait été de proposer A.K., le magnifique making of du film par Chris Marker. Pas de chance, il était déjà présent sur le coffret Arte, dans lequel, pour le coup, il n’avait pas vraiment sa place…