Comment l’état sauvage est-il entré dans la ville ? Comment la ville est-elle redéfinie par le virtuel ? Le centre se perd-il dans la périphérie ? Les situations d’urgence sont-elles le germe d’une nouvelle condition urbaine ? Comment les différences locales s’affirment-elles face à la globalisation ? La guerre économique est-elle l’horizon indépassable de notre temps ? Le shopping est-il devenu le principal rite de la vie urbaine ? Comment faire le partage entre nos désirs et notre réalité ? Jusqu’où les médias et la publicité investiront-ils l’espace public ? L’Europe inventera-t-elle une nouvelle dimension de la citoyenneté ? Jusqu’où iront les limites de la ville ? » Autrement dit : l’urbain de demain ressemblera-t-il encore à de la ville ? Avec Stefano Boeri, Sanford Kwinter et l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, analystes respectifs de l’urbain européen, américain et autre, l’exposition Mutations se propose d’interroger les transformations de l’espace public urbanisé.
La ville bouge. Elle n’est qu’un des aspects de l’urbain qui, par ailleurs, devient substance planétaire où les mégalopoles des pays en voie de développement et en pleine explosion de l’exode rural submergent les métropoles des pays riches. Les mutations urbaines contribuent et sont le résultat de la mondialisation et d’un temps réel économique dans l’échange de matières ou d’informations. Ce qui, à la complexité traditionnelle qu’il y a à exposer de l’architecture ou de la ville, ajoute une échelle territoriale et contemporaine planétaire difficile à condenser.
C’est pour ces nombreuses raisons que le parti pris n’a pas consisté à prétendre à l’exhaustivité ni même à la pédagogie d’une « leçon de choses ». Non, l’exposition en prend même le contre-pied, à l’instar de l’internet et des médias audiovisuels : on picore l’information sonore ou écrite, on se scotche aux images fixes ou animées, on surfe même sur cette matière vivante. La scénographie de Jean Nouvel et l’exposition sonore d’Hans Ulrich Obrist (déjà co-commissaire en ce même lieu de l’exposition Cities on the Move il y a deux ans) viennent transcender l’espace magique de la Grande Nef du CAPC, en font au sens littéral une « réalité augmentée », un aleph audiovisuel et babélien du monde urbanisé, ici et maintenant.
Le succès que l’on doit concéder à la scénographie de Nouvel tient en ce qu’elle parvient à unifier ce très bel éloge de l’ombre avec une pénombre informationnelle. Le spectateur évolue dans quatre séquences : celle consacrée au continent américain, à l’Europe, au « reste » du monde (même si l’expression fait ici état d’une certaine misère de nos villes à venir) et celle, immatérielle, du Sonic City de Obrist.
Au début de la visite, le dispositif scénographique semble entièrement emprunté au registre des installations d’art contemporain. Volontiers « inspiré », volontiers « expirant » de son emprunt de l’art contemporain, Jean Nouvel ((s’)en) prend essentiellement aux paysages audiovisuels de deux artistes français, Jean-Luc Vilmouth et Ange Leccia, empruntant au premier ses corridors de télévisions, au second son cloisonnement de l’espace par vidéo-projections. Mais le premier étage est plus personnel au maître : projections d’images-mouvements (Nouvel aime à citer Deleuze) à même la pierre, passerelles de métal encadrées par des wallpapers « 4 par 3 » propres à chaque continent ou à l’illustration d’un thème.
Mais malgré l’actualité de la privatisation de l’eau potable et de l’air pur dans le monde, l’un des manques de l’exposition tient à l’absence d’une évocation claire du fait que, pour la première fois de l’humanité -une humanité qui a franchi récemment le cap des six milliards d’êtres humains-, l’urbanité résultant de l’exode rural n’est pas le fruit de la sédentarisation historique de l’homme dans le territoire naturel. C’est au contraire une nouvelle étape par laquelle la Nature devient « terrains de jeux » (Spielraum, disait Heidegger) ou « terrains vagues » périphériques à de l’urbain planétaire, jardinet au site plus ou moins classé, au parc plus ou moins naturel. L’heure n’est plus à l’idéal d’Alphonse Allais souhaitant le paradoxe d’une « ville-à-la-campagne » ; elle l’est à une substance urbaine résumée par l’expérience du territoire hollandais commune à Koolhaas et à CenterParc. Ce n’est plus tant l’heure de la Ville-Monde que celle du Monde = Ville, comme il est marqué en gros sur la couverture du catalogue.