Voici donc la grassouillette ratatouille idéologique qui a mis en transe les trois-quarts des festivaliers cannois. A propos de quoi fallait-il se pâmer, au juste ? D’un film « plein d’humanité », où l’on passe « du rire aux larmes », une « célébration de la vie », etc. Tout cela sentait décidément bien mauvais. Les Invasions barbares, donc, suite du Déclin de l’empire américain, célèbre surtout pour son affiche-résumé (souvenez-vous : deux livres, un zizi, une paire de fesses : on va causer cul entre gens de bonne compagnie), une sorte de Vingt ans après avec les Mousquetaires québécois de la conversation paillarde. De 1986 à aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé ? Pas grand-chose, sinon que les Barbares se font de plus en plus menaçants (l’Occident vacille, attention : époque charnière, heure des bilans), et que les bourgeois, désormais, bandent mou. Autrement dit les derniers détenteurs d’un certain savoir-vivre, devenus soixante-huitards friqués et bedonnants, vont bientôt casser leur pipe, et Denys Arcand, fringuant sexagénaire, ne veut surtout pas rater leur passage à trépas. Rémy, l’un des beaux hâbleurs du troupeau, se meurt d’un cancer. Son riche businessman de fils, avec lequel il est fâché, l’assiste dans son odyssée hospitalière et convoque le reste de la bande pour lui mettre du baume au coeur. Meurs en paix, camarade et -parce que nous le valons bien- finissons-en autour d’un bon gueuleton.
Portrait d’une génération qui a cru trop fort peut-être dans ses idéaux de gauche et n’est plus en phase avec le monde contemporain ? C’est à peu près ça. Sauf que si cette génération, pour Arcand, se résume à une sinistre brochette de grincheux faussement hédonistes, vraiment veules et vulgaires, alors il y a problème. On n’en aura jamais terminé avec le bilan / procès de 68 tant que de tels repoussoirs seront exhibés comme autant de mascottes de cette génération. Toujours est-il que pour un film « plein d’humanité », cette infecte mélasse distille un cynisme et une haine inouïes. La jeunesse ? Une bande de petits cons qui n’écoutent pas en classe et ne pensent qu’à se fourrer les poches de dollars. Les prolos ? Des ignares corrompus et ingrats (et qui s’est battu pour eux à l’époque ? hein ?). Il n’y a guère que les pédés, avec leurs fines moustaches, leurs pantalons violets et leur raffinement gastronomique (ah, cet Alessandro qui prépare si bien les pâtes), végétant dans d’immenses appartements romains sur le dos des contribuables, pour qui il est permis d’avoir de la sympathie. Une fois son bol de haine bavé sur les autres (toute la première partie, à l’hôpital), il est temps pour la troupe de joyeux drilles de se retrouver entre soi, pour bavarder, rire, s’empiffrer, pleurer aussi, et surtout discourir. Car chez Denys Arcand, on parle beaucoup, même si on ne fait rien (on est devenus peine-à-jouir, mais qu’est-ce qu’on se marre à parler de cul) ; on est intellectuel, donc on a le droit, c’est notre domaine réservé. Cet air de cleps endolori dont ils se parent dès qu’il s’agit de faire ricaner l’assemblée à coups de boutades épaisses et de répliques définitives… Ces vieillards quinquagénaires font pitié, et comme Arcand n’a même pas le talent de les filmer correctement (la mise en scène, d’une indicible indigence, est aussi glauque que l’humanisme de crapaud qu’elle sert), il n’émane de cette « palme du coeur » écoeurante qu’une rance odeur d’hôpital et de mort.