Exodes, l’exposition du photographe Salgado à la Maison européenne de la photographie est un bilan d’un vaste et époustouflant projet photographique débuté en 1993. Celui de rendre compte, seul, en une trentaine de reportages, dans plus de cinquante pays, de la souffrance de ces centaines de millions d’êtres humains obligés d’émigrer, de fuir ou de se soulever face aux menaces de mort prématurée ou de violence. L’exposition parisienne, qui est bien sûr une sélection des centaines et des centaines de clichés pris par Salgado sur les quatre continents, en présente environ 250. La foule extrêmement dense le soir du vernissage augure déjà du succès de la manifestation.
On pénètre dans l’arène de l’exode par une série de portraits d’enfants immobiles. D’emblée on est frappé par la similitude entre ces regards, voire ces visages, qu’accentue la même pose, de ces représentants de quelque vingt nationalités différentes. Tous frères ou sœurs en quelque sorte. Et cette communauté d’esprit ne nous quittera pas de la manifestation. On est également surpris par le format de ces photos, assez grand, rien à voir avec les livres, qui impose une distance à notre regard. On est déjà dans l’esthétique de Salgádo. Parcourant ensuite les différentes salles, les spectateurs attentifs à l’actualité se remémoreront facilement les tragédies et les événements traités au fil des ans dans nos médias, mais parfois trop vite oubliés : les massacres du Rwanda, les révoltés du Chiapas au Mexique, les Talibans d’Afghanistan, la Bosnie multiculturelle et multi-ethnique… Une photo, une brève légende et ainsi de suite, les deux étant largement complémentaires. L’exposition couvre les champs de l’Afrique, l’Amérique latine, l’Asie, et traite les situations propres à chacun de ces continents. De la paupérisation des paysans à la vie dans les mégalopoles du tiers monde. Une autre thématique aborde d’une manière transnationale les problèmes spécifiques de l’émigration et des réfugiés qui peuvent naître du jour au lendemain au milieu d’une vastitude perdue. La grande majorité des photos nous montrent physiquement la précarité dans les bidonvilles, la misère dans les campagnes, la fuite et la guerre. On peut critiquer le style de Salgado, sa théâtralité, mais on ne peut le taxer de complaisance ou de vulgarité. Il y a toujours une retenue dans ses compositions à personnages et ses portraits qui les crédibilise et les rehausse. Ce que l’on voit c’est le temps présent, une infime petite seconde de la vie de ces personnages. D’ailleurs toutes les séquences de Salgado n’abordent pas frontalement le thème de l’exode. Telle personne, telle situation apparemment banale ne nous interpelleraient pas sans la présence du cartel.
Le temps et ses indices sont omniprésents dans ses photos. La plupart sont animées d’un mouvement, souvent constitué par les personnages eux-mêmes, construites en « lignes de fuite », un mouvement dont les sources sont peut-être à chercher dans les racines brésiliennes et donc baroques de Salgado. Les ciels orageux, les jeux de lumière et d’ombre, le grain des tirages, les plans ouverts révèlent le style, l’esthétique de ce professionnel de l’image. Il nous montre en effet la beauté de certains plans et l’assume. Mais il ne fait pas de l’art, au sens de critiquer les termes mêmes de sa pratique et de se défier ou de traquer tout ce qui pourrait apparaître comme des conventions. Il pratique la photographie aussi bien pour ceux qu’il photographie que pour ceux qui les regardent. En ce sens, Salgado témoigne d’abord d’une réalité inadmissible et son idéalisme d’électron libre dérange assurément.
En effet, il se veut avant tout un témoin et un militant de tragédies résultant de la globalisation et de la mondialisation des transformations des sociétés. C’est le nombre de gens déplacés qui crée cet effet de masse. Tout comme le nombre de clichés présentés à l’exposition. Les mêmes causes produisant les mêmes effets aux quatre coins du monde, ses images semblent répéter des situations. Ce qu’il propose en militant c’est justement de globaliser d’un coup par son projet photographique des événements qui ont des points communs en nous interpellant sur la destinée commune de ces millions de personnes. La souffrance est-elle si différente d’un continent à l’autre ? Non, la souffrance est, avec l’amour, ce qui se partage le plus au monde. Cette « prise au mot » de la globalisation évite toute compassion larmoyante. On peut s’interroger néanmoins sur l’impact réel de ces images dans les consciences occidentales ou disons des pays du Nord. Que sera demain ? Jusqu’à quel point partage-t-on une souffrance collective ? C’est aussi cette puissance ambivalente à la fois tragique et vitale, qu’il capte et nous transmet, cette force en mouvement animant toutes ces foules, toutes ces solitudes.
Il faut l’avouer l’impact médiatique du travail de ce photographe est hors du commun en Occident, et l’aura dont jouit ce Brésilien -le photoreporter le plus diffusé dans le monde- tout autant incroyable. C’est un séducteur possédant un charisme certain et un fin organisateur. Il est un des seuls photoreporters à avoir créé sa propre entreprise de diffusion et de commercialisation de son œuvre, pourquoi pas ? et peu importe. Parce qu’il se veut le porte-parole d’une internationale de la misère humaine, parce qu’il n’est pas simple témoin mais acteur engagé, Salgado bouscule une certaine éthique de l’acte photographique et provoque le débat, sans trop s’y attarder d’ailleurs. Son combat est ailleurs.