« Dans toutes ces tragédies de petite envergure, le temps agit comme un chiffon mouillé sur une aquarelle. Les traits s’émoussent, la douleur s’évanouit, les couleurs se mélangent et les lignes jadis distinctes ne forment plus qu’une masse grise. » Le narrateur d’À l’est d’Éden décrit ainsi le gommage de son propre récit par le passage des années, mais l’image pourrait aussi bien s’appliquer à cette troisième saison de Twin Peaks dont on émerge avec l’impression que mille péripéties grotesques ou sordides se sont jouées de nous, en se ramifiant jusqu’à disparaitre et ne laisser visible que la lourde emprunte du temps. C’est le paradoxe qui rend Twin Peaks renversant : une force sournoise s’emploie à brouiller l’enchainement logique de tous les rebondissements, sans abimer la conviction vivace de les avoir vécus et traversés dans la durée, d’avoir habité le Double R, les chalets cossus et les scènes de crime boisées de Twin Peaks, Washington State. Les deux premières saisons ratissaient la bourgade-dortoir en ménageant l’horreur et le familier, les vapeurs ravigotantes de caféine se mêlaient à celles d’une angoisse abyssale. Sans déroger tout à fait à ce principe, la troisième (dans son finale, surtout) procure la sensation encore plus déroutante d’avoir toujours été là et en même temps pas, ramenant en fin de compte son public à la question posée par Mike le manchot dans la Black Lodge, la seule qui reste pertinente face au champ de ruines mental sur lequel nous plante le dernier épisode : »est-ce le futur, ou est-ce le passé ? » En tout cas le présent, lui, a foutu le camp.
Cette effrayante et sublime superposition d’états (là, pas là) tient à un jeu de piste sans doute moins temporel que spatial. Au fond, en dehors des fissures spatio-temporelles de l’épisode 8 et des visions extra-lucides des personnages, la saison se garde de trop malmener la chronologie. C’est plutôt la carte qui se fait labyrinthe : alors que les anciens épisodes étaient contenus à l’intérieur de la ville, les destins de The Return sont ballottés du Nord-Ouest à Manhattan, de Philadelphie au Dakota du Sud, du cosmos à Las Vegas. Les segments narratifs ne cessent de champignonner au fil des déplacements, mais Lynch couvre l’ensemble du territoire et de la fresque comme s’il s’agissait d’un seul et même sanctuaire (et sans jamais faire de la polyphonie et de l’errance des high-concept, à la manière de Damon Lindelof ou des Wachowski). Ainsi toute la saison semble fonctionner comme une vaste plaque tournante – ou plus précisément un hub, comme disent les Anglo-saxons (littéralement : le moyeu, pièce centrale d’une roue ou d’un cylindre – celui que le Major Briggs a caché dans un fauteuil ?), devenu à l’âge numérique une incontournable zone immatérielle, notamment dans le jeu vidéo.
Seulement, et c’est l’une des plus grandes beautés de cette saison 3, Lynch prend le soin d’habiter littéralement les hubs, de leur donner vie. La plupart des scènes se passent d’ailleurs dans un espace de transit où des trajectoires passées viennent se recycler en trajectoires futures. La Black Lodge est un hub. Le Double R en est un autre. De même que le casino, les bureaux du FBI ou encore le Roadhouse : dans cette « maison de la route », les personnages de la série et ses spectateurs se mélangent dans une communion musicale – la plupart des morceaux parlent de départs, de voyages, notamment vers l’océan – et nostalgique, faite de réminiscences parfois heureuses (la réapparition de James Hurley), parfois magnifiquement loupées (le Monsieur Loyal annonçant depuis la scène la doucereuse Audrey’s Dance, poussant l’intéressée à livrer une imitation claudiquante de ses fameux pas chaloupés, et à rencontrer brutalement son double momifié par le temps). Hub aussi, le territoire américain, vaste plaque tournante transformée vaille que vaille en pays. La ville de Twin Peaks est évidemment un petit hub sous cloche, et il s’étend ici à l’univers entier, rendant presque superflus les wikis et autres temples d’exégèse dédiés à la série : les mondes de Twin Peaks se regardent vivre les uns les autres à l’intérieur de la fiction, s’échangent des visages neufs et aussi des fantômes revenus des vieux épisodes, dont ils commentent mélancoliquement le sort et les métamorphoses.
Des romans de Pynchon à Sense 8, la fiction américaine ne manque pas de trames en forme de noyaux à partir desquels bourgeonnent des excroissances noueuses. La singularité de Twin Peaks est de traiter chaque nouvelle branche (ou « arc », comme on dit) tel un noyau à part entière, ou plutôt un moyeu laissant apparaitre les autres « tragédies de petites envergure » gravitant autour de lui. Lynch et Frost pensent la séquence comme le fruit d’une contingence absolue, et chaque décor comme le maillon d’une toile composée de monades interconnectées. L’espace devient gazeux, on pénètre dans la station-service où s’abritent les vagabonds charbonneux (un autre hub) en même temps qu’on se laisse avaler par une forêt moussue. « Ici » devient aussi aléatoire que « maintenant ». Et quand on prend la route pour rentrer supposément à la maison (lors du road-trip nocturne du dernier épisode), le mouvement donne l’impression paradoxale d’une installation dans l’éternité. La lost highway ne mène nulle part, puisque dans un monde conçu comme une plateforme de correspondance, il est rigoureusement proscrit de rentrer chez soi. Les messes suaves du Roadhouse ne chantent pas autre chose : la seule maison qui vaille, c’est la route.