Sélectionné cette année à Cannes, où il fit son petit effet au milieu d’une compétition bien morne, Good Time confirme tout le bien que l’on pouvait penser de la fratrie Safdie, à qui l’on doit déjà trois longs métrages lo-fi et pleins de qualités (The Pleasure of being robbed, Lenny and the kids, Mad love in New York). Toujours accompagnés de leur fidèle scénariste Ronald Bronstein, les jeunes trentenaires accèdent ici au niveau supérieur, grâce à une trame de polar en temps réel qui ouvre leurs motifs habituels (personnages aux abois, relations toxiques, vagabondage urbain) aux délices électriques de la course folle et du safari nocturne.
Connie et Nick vivent à New York et sont frères. Le premier est incisif, débrouillard, pressé — il ne rêve que d’une chose : fuir la ville avec son frangin. Le second est un gros nigaud, sorte de bête maladroite, étourdie, imprévisible, que Connie s’acharne à embarquer dans ses aventures malgré sa déficience mentale. Justement, on découvre ce tandem au moment où celui-ci se prépare à un braquage. Lequel, forcément, tourne mal : Nick est arrêté, et Connie de remuer ciel et terre à travers la jungle new-yorkaise pour le récupérer, tout en esquivant les forces de police lancées à ses trousses.
En hémorragie constante, le film suit tambour battant la cavale de cette tête brulée acculée par les contraintes, dans l’écrin d’une nuit unique qui officie comme compte à rebours. Sous une forme âpre et bouillonnante, on retrouve ainsi les belles qualités romanesques de Lenny and the kids, dans lequel un père immature se retrouvait lui aussi dans la nécessité constante d’improviser, avec pour seule boussole son pragmatisme déraisonnable. D’un film à l’autre, de la comédie familiale au polar, la caméra des Safdie accompagne les soubresauts inquiets d’un quotidien reconverti en perpétuelle course contre la montre. S’y peaufine un art de l’écriture et de la mise en scène à réaction, branché sur la fréquence et l’impulsivité des personnages, comme si le film était un hématome sur lequel chaque séquence venait infliger un nouveau un coup. Il faut voir Robert Pattinson, ici remarquablement impliqué, parcourir comme un animal traqué cette nuit qui n’en finit pas de dresser devant lui des obstacles, changeant de nom, de vêtements, de couleur de cheveux au gré des aléas et des rencontres.
Car l’escapade solitaire révèle progressivement les contours d’une odyssée plus collective, une sorte de symphonie de la galère en milieu urbain (génial repris de justice campé par Buddy Duress, qui débarque dans le film comme une canette de soda qu’on aurait trop secouée). Comme son prédécesseur Mad Love in new York, Good Time griffonne d’une scène à l’autre un petit imagier de la marginalité, tout un bestiaire bigarré de nécessiteux, gueules cassées, toxicos. Autant de damnés de la métropole, charriés par des situations de crise dont l’effervescence confère au récit des allures de grand ride psychédélique (nul hasard si Connie, en quête d’argent pour arracher son frère à l’asile, se retrouve in fine à négocier la vente d’une bouteille pleine de LSD).
Car chez les Safdie, New York est à la fois un enfer (enfer bruyant, en vase clos, qu’on cherche à fuir ne serait-ce que temporairement) et une aire de jeux (où l’on chaparde, dans The Pleasure of being robbed ; où l’on se drogue, dans Mad Love in New York) : aux lumières de la ville se substitueront d’ailleurs dans Good Time les flashs crépitants d’un parc à thèmes, qui deviendra l’arène ponctuelle de cette odyssée cahotante et noctambule — avant que les rayons du jour ne viennent brutalement passer un coup de serpillère sur cette faune hagarde, rendue folle par la nécessité de la survie. Ainsi, plus le film avance, et plus l’âpreté réaliste des premières minutes se diluent dans un grand bain de sensations hallucinatoires, qui trouve dans les trémulations visqueuses de la musique d’Oneohtrix Point Never un réactif idéal.
S’en tiendrait-il à ce programme de série B aux remugles de macadam et de psychotropes, Good Time s’en sortirait déjà avec les honneurs. Mais il y a encore une autre aventure, strictement affective elle, qui ouvre et clôt le film, comme pour s’assurer de le tenir entièrement dans ses bras. Étourdi par l’avalanche de lumières et de courses poursuites qui anime le coeur du récit, on avait, en effet, presque oublié l’évidence en cours de route: Good Time est un film de frères fait par des frères et, comme Lenny and the kids, comme Mad Love in New York, un film sur l’asphyxie affective, sur l’étouffante influence qu’ont parfois sur nous ceux qu’on aime. Connie aime Nick et inversement, chacun est la raison d’être de l’autre et, pourtant, c’est comme si cette fraternité les consumait à petit feu. À la fin, on retrouve ainsi ce frère abruti (joué, assez superbement d’ailleurs, par Bennie Safdie), à qui le film n’aura finalement accordé que peu de temps, trop occupé par l’épopée survitaminée de Connie. Peu de temps mais néanmoins assez pour un épilogue déchirant, venu révéler d’un simple gros plan sur un visage pourquoi, de la première seconde jusqu’à son terme, le coeur de ce petit polar battait si fort.
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