Soyons honnête, on ne misait pas cher sur cette adaptation live de Ghost in the Shell, arrivée au bout de vingt ans de sacralisation hollywoodienne béate du manga de Masamune Shirow et Mamuro Oshii — de Matrix et ses hackeurs reconvertis en hoplites aériens, à AI et sa relecture de Pinocchio chez les androïdes, les studios n’ont cessé de puiser sans vergogne à sa source. Or, loin de s’en inquiéter, Rupert Sanders (Blanche-neige et le Chasseur) et ses collaborateurs en profitent justement pour amasser un gros capital iconographique. Plutôt que de recommencer sur nouveau frais, le film cherche ainsi à relier tous les fils d’inspiration initiés par l’épisode original, à la façon d’un héritier tardif venu recouvrer ses créances.
D’où une résurrection en forme de bilan rétrospectif, ou de mash up opportuniste, qui s’approprie et assimile tout ce qui a fait l’imaginaire cyber punk au cinéma depuis deux décennies, en une version assainie de l’univers du manga. Dans une mégalopole inconnue et ensevelie sous la technologie, on y suit l’enquête d’une Robocop féminoïde, le Major Kusanagi, lancée à la recherche d’un mystérieux pirate informatique qui lui révèlera le secret de ses origines. À l’image de son héroïne boostée par la cybernétique, Ghost in the Shell ressemble lui-même à un assemblage de compétences: un objet mort mais artificiellement optimisé, superposant froidement toutes ses décalcomanies de pointe.
Mais bizarrement, c’est au prix de son absence totale d’âme que ce ballet phosphorescent finit par fasciner un peu. À son meilleur, Ghost in the shell s’apparente à une grande simulation de cinéma consciente de sa vanité, une démo technique en forme de surface réfléchissante, aux enjeux scénaristiques dissous dans l’onctueuse matrice de synthèse. En témoigne cette édifiante séquence de hacking cérébral, où l’on accompagne le Major dans les couloirs d’un souvenir dont tous les éléments, corps et décors, se désagrègent, littéralement, comme un château de sable sous la pression du vent.
Malgré les efforts, rien ne résistera donc à l’oubli dans cette mirifique manufacture du recyclage et de la duplication. Rien, sinon une chose : Scarlett Johansson, qui est décidément la plus belle créature offerte à la science-fiction contemporaine depuis Arnold Schwarzenegger. D’un rôle à l’autre, il y a en effet quelque chose de sidérant à voir l’actrice éprouver ainsi l’épaisseur de sa chair au péril de la dématérialisation. À chaque film, un nouveau numéro de striptease high tech, où s’inventent pour l’icône de nouvelles manières de jouer de sa nudité : c’est cette peau dont elle se débarrassait comme d’une combinaison à la fin d’Under the skin ; c’est ce corps littéralement sans substance dans Her, où l’égérie se réduisait à une voix sans origine, un mirage de volupté propagé par la grâce d’une simple onde sonore.
Dans Ghost in the Shell, son personnage d’androïde n’est plus qu’une carcasse recouverte d’un plâtre digital — une enveloppe corporelle évolutive, ductile, qui s’anime et se détend, s’épaissit et se craquelle selon les caprices des situations. Toutes les séquences se déplient dès lors comme autant de prétextes à un remodelage synthétique de sa silhouette, face auquel le spectateur s’efforcera de différencier le membre de la prothèse, et de chercher la peau sous la texture numérique, comme on la pisterait derrière un sous-vêtement transparent. Autant dire qu’on est loin de Baudrillard et du vertige méditatif des deux épisodes de Mamuro Oshii, dont la trame est ici simplifiée à l’extrême pour épouser le cheminement d’une leçon philosophique à la petite semaine.
On en est loin et ce n’est peut-être pas si mal, tant Sanders trouve dans la contemplation de cette sensualité amplifiée le tremplin de ses plus belles (et modestes) inspirations. Notamment celle de clore le film par ce plan iconique qui introduisait le manga original, voyant l’héroïne se jeter nue du haut d’un building avant de disparaitre dans les bras de la mégalopole grâce à son camouflage. Manière de parachever d’un clin d’oeil le striptease cybernétique de la Scarlett puppet, invitée à s’éclipser d’une pirouette dans les coulisses du grand cabaret digital. Il y a donc de quoi se rassurer : trente ans après Blade Runner (auquel Ghost in the Shell devait à l’évidence beaucoup), tout a peut-être été dit mille fois sur l’ inexorable déréalisation du monde, mais le cinéma, lui, continue de rêver comme au premier jour d’androïdes érotiques.
Leny Soupama