Justine est végétarienne depuis toujours. Ses deux parents sont vétérinaires, et comme eux, elle intègre une école vétérinaire où étudie déjà sa soeur. A peine arrivée sur le campus, Justine est déjà soumise à une intense période de bizutage composée de plusieurs épreuves, dont notamment une qui se révèlera fatidique pour la jeune fille : avaler un rein de lapin cru. La scène a ceci de troublant qu’a y repenser, personne n’oblige vraiment Justine à faire une entorse à son régime alimentaire. Et en insistant un peu, elle aurait tout à fait pu s’éviter cette épreuve. C’est que même sans y avoir y touché, Justine possède, enfouie en elle, le goût de la viande. C’est avec un appétit mêlé de dégoût qu’elle mange le petit bonbon visqueux.
De loin, Grave apparaît comme un programme, savamment exécuté, qui vient assouvir un fantasme refluant périodiquement à la surface du cinéma français : un rêve de film de genre typiquement de chez nous. Prouesse qu’accomplit assez brillamment ce premier film de Julia Ducournau, même s’il semble par moments relever du film en kit, studieux et appliqué jusque dans ses accès de folie. Ducournau a visiblement vu les bons films, les a bien digérés : Grave remplit ainsi parfaitement son cahier des charges de film de genre sur une jeune fille cannibale qui lorgne autant du côté du Carrie de De Palma que de Trouble Every Day de Claire Denis.
À partir du moment où Justine touche pour la première fois à la viande, elle se découvre un appétit carnivore que rien n’arrivera à assouvir. Elle mange énormément, se lève la nuit pour mordre honteusement dans un bout de viande cru, avale un énorme sandwich comme si elle avait été privée de nourriture depuis des mois. Sa boulimie devient plus inquiétante lorsqu’elle entame son propre corps et se met à manger ses cheveux pour les revomir par touffes filandreuses. Surtout, son corps se met à se détraquer, et des plaques d’eczéma lui recouvrent tout l’épiderme, qu’elle gratte jusqu’au sang. A priori rien ne manque, jusqu’à la lourde métaphore autour de laquelle s’enroule le film de genre. Justine, avide de chair humaine, découvre évidemment sa sexualité. Mais ce serait être sévère avec le film que d’y négliger les nuances que Julia Ducournau dissémine ça et là au creux des scènes. Comme si, à la manière d’une illusion d’optique, vu d’un autre angle, le film en révélait un autre.
Par cette découverte du goût de la viande, un corps se met à muter, ou plutôt: un corps apparaît, celui de Justine donc, mais surtout de sa merveilleuse actrice, Garance Marillier, petit bout de jeune fille au regard légèrement tombant, un peu triste. L’actrice prête à son personnage une inertie de belle endormie, une forme de mollesse qui parcourt son corps blanc et menu comme si elle attendait que quelqu’un ou quelque chose la réveille, que son prince charmant, le bout de viande, l’extirpe de sa torpeur. Bref: avant d’ingérer ce rein de lapin, Justine n’a pas de corps, Justine ne connaît pas la viande, pas même la sienne propre.
Et cette viande, il faut la comprendre au sens large : c’est sa viande à elle, la viande des autres et celle qu’on mange. Quand on découvre Justine, elle est vierge, plutôt introvertie et garçon manqué : elle n’a pas encore touché à la viande, elle ignore ce que sont les corps. Loin de la vivre comme un épanouissement, pour Justine, la découverte de son corps est d’abord la gestion de ses pathologies. Justine ne paie pas de mine à côté des autres filles de l’école : elle ne s’épile ni les sourcils ni le maillot, porte des joggings informes. Lorsque les bizuts se voient obligés d’aller en cours en tenue de soirée, Justine est rappelée à l’ordre par une étudiante qui lui prête un uniforme : une robe moulante et des talons qu’elle enfile par dessus son jogging. La jeune fille erre dans les couloirs dans cet accoutrement hybride, arrivant mal à tenir sur ses talons. Lourdeur embarrassée de la jeune fille, qui n’arrive pas à transporter, à traîner ce corps qui vient de lui tomber entre les mains, de la même façon qu’elle n’arrive pas à remonter son lourd matelas que, chaque jour, les étudiants jettent par les fenêtres. Plus tard, elle se rend chez une infirmière qui, après avoir examiné son eczéma, lui raconte l’histoire d’une étudiante enrobée qui a été surprise de ne pas subir de sa part une remarque sur son surpoids. Plus tard encore, sur le toit de la résidence étudiante, sa soeur lui apprend comment pisser debout, en avançant légèrement le bassin.
On pourrait évidemment voir dans ces scènes une sorte de commentaire sur l’asservissement du corps féminin. Mais plus précis et plus juste que cela, il s’agit toujours pour Ducournau d’en parler sur le mode de l’écoeurement pour une malédiction toute féminine : dégoût d’avoir un corps et d’être une fille, dégoût d’une chair toujours en excès, d’organes mal fichus, trop poilus, dégoût de devoir mêler ce corps aux autres, de devoir assouvir ses besoins, de devoir le nourrir, le loger, l’épiler. Comme s’il s’agissait toujours de dompter un monstre, qui dans ses flux de cheveux, de poils, de pulsions sexuelles et ses irruptions cutanées, n’en finit jamais de nous échapper.
Avoir un corps, c’est dans ce sens que Ducournau explique le sens de son beau titre, “grave” : une expression utilisée à tort et à travers, et qu’il s’agit de prendre au sérieux, – grave c’est aussi la gravité. Autour de Justine, tout le monde semble gérer assez naturellement, assez légèrement, sa gravité. On sait habiter son corps, on le fait danser, les filles se mêlent aux garçons, les garçons aux garçons. Manger, baiser, s’épiler, s’habiller, tout le monde sait faire, tout le monde a appris. Seule Justine ne coïncide pas avec son corps, et lorsqu’il lui tombe entre les mains, c’est une machine qui dysfonctionne, – le cannibalisme n’est finalement qu’une modalité de son détraquement. Voir dans Grave une unique célébration de la chair, c’est oublier ce beau sentiment de culpabilité, ce dernier sursaut puritain qui habite Justine lorsqu’elle mord dans quelque chose. Ce sentiment empêche Justine d’être une parfaite convertie, car le dégoût est comme la doublure secrète de son appétit.
enfin une critique mesurée
Mouai…