Retour en Finlande pour Aki Kaurismäki, après un bref passage au Havre où put se vérifier de nouveau l’adaptabilité de son petit théâtre à d’autres climats. Peu importe le pays, il ne faut pas grand chose au réalisateur de L’Homme sans passé pour se sentir immédiatement chez lui : un trottoir engourdi par la nuit, une friche et ses grappes de hangars abandonnés, et puis quelques estaminets aux murs défraichis où des silhouettes solitaires se croisent sans s’être jamais donnés rendez-vous.
D’un film à l’autre, ce cinéma a ainsi pris l’habitude de puiser son énergie dans la substance humaine et urbaine que la société semble avoir abandonnée. La caméra de Kaurismäki ne paraît jamais plus à l’aise que dans ces inframondes en jachère, ces grands espaces négligés et repliés dans l’ombre, d’où le cinéaste dresse une estrade idéale à son art de la poésie soustractive. C’est une manière de déflorer subtilement un environnement de tous les signes du contemporain, pour mieux le perturber d’une multitude d’anachronismes et d’irrégularités absurdes. Un mélange d’épure stylisée et de naturalisme brut, qui transforme chaque plan en miniature flamboyante, à la croisée des toiles de Hopper et des cases de Hergé.
Mais si ce fonctionnement consolidé par les décennies semble imperturbable, il ne donne jamais la sensation de se faire sous cloche, jouant précisément de son atemporalité pour accueillir toutes les énergies résiduelles du monde. C’est le beau paradoxe qui continue d’alimenter la santé régulière de ce cinéma : fermé sur lui-même, le système kaurismäkien n’en paraît que plus accessible aux forces conjoncturelles qui l’entourent. Ainsi, on ne s’étonnera pas de voir le cinéaste traiter à bras-le-corps la question de l’immigration clandestine (c’était déjà le cas du Havre, mais aussi de La Vie de bohème, sa première incursion sur le territoire français). Il faut dire que la figure du réfugié a toute sa place dans la filmographie : sans domicile et sans papiers, vivotant discrètement dans les anfractuosités des faubourgs, le clandestin s’assimile naturellement à la ronde taiseuse des fantômes kaurismäkiens.
Dans L’Autre Côté de l’espoir, le réfugié est même littéralement un spectre, vomi dans un nuage de cendre au beau milieu de la nuit par un cargo : Khaled a fui l’enfer syrien et trouve l’hospitalité chez un ancien démarcheur, qui a profité d’une fructueuse nuit de poker pour racheter un restaurant à l’agonie. Laconique et massif, celui-ci l’aidera à changer de nom, gagner sa vie mais surtout rechercher sa soeur, perdue dans l’immensité de l’espace Schengen. Sûr de sa ligne, incapable de s’améliorer comme de se compromettre, Kaurismäki orchestre sa bohème d’automates avec cette inimitable mécanique minimaliste, où chaque personnage demeure à la fois une anomalie et un engrenage, rouage humain d’abord condamné à l’atonie des périphéries, puis articulé au gré des rencontres à la grande horlogerie de la solidarité silencieuse.
De cette mise en scène réglée comme du papier à musique, on dira peut-être qu’elle tourne en rond, à l’instar de ses vieux rockers gominés qui, en intermèdes, brament les mêmes refrains sur la rage du peuple anonyme. Et pourtant, malgré sa monotonie de vinyle rayé, ce cinéma continue d’entretenir le mystère de son extravagance, cette grâce lourde de somnambule, trainant sa musette d’optimisme sur le fil ténu de la détresse, au risque de dégringoler net et de vous tomber droit dans le coeur. À la toute fin, un homme adossé contre un arbre patiente, la main sur son ventre, une plaie grossièrement pansée en-dessous. Il scrute au loin quelque chose, l’autre côté de l’espoir peut-être, sans qu’à aucun moment l’on puisse déterminer si cet envers dissimule l’horizon d’une mort certaine, ou celle d’une existence enfin retrouvée. Eh bien c’est simple : tout le film a la douceur indécise de cette jolie scène.
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