On connaissait surtout Elias Canetti pour trois œuvres : Masse et puissance, génial essai sur les éléments, dévoilés par l’anthropologie et la psychanalyse, qui permettent aux totalitarismes de s’emparer des masses ; Auto-da-fé, admirable narration de la folie et de l’amour des livres ; et le cycle autobiographique incluant Histoire d’une jeunesse (1905-1921) et les deux volumes d’Histoire d’une vie (Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931) et Jeux de regard (1931-1937)), qui dévoile une vie d’écrivain pleine d’événements et riche d’humanité.
Les Notes de Hampstead, rédigées entre 1954 et 1971, permettent de découvrir par un autre biais l’univers interne d’un homme en exil, d’un écrivain qui dialogue dans la solitude avec les auteurs des œuvres qu’il admire (Stendhal, Pavese, Kafka en particulier), avec les mythologies et les religions, avec les résonances et les échos de ses écrits passés.
Puisque tenter de dresser l’inventaire complet des idées et des sujets qui naissent au fil des notes risquerait d’en affaiblir la profusion, nous nous contenterons de suivre quelques-uns des chemins qui traversent ses pages.
Les réflexions sur l’acte de tuer en forment un omniprésent, d’autant plus intéressant qu’il s’interroge sur le fait que la majorité des hommes ne remet pas en cause la justesse de cet acte du moment qu’il est commis dans des voies bien légales, sur le fait que les hommes qui avaient tué en temps de guerre sont tranquillement rentrés chez eux, apparemment pas plus traumatisés que ça… La question prendrait une autre dimension aujourd’hui qu’existent des générations qui n’ont jamais vécu de guerre et qui peuvent ne pas en craindre. Où sont donc passées ces pulsions de mort qui trouvaient là moyens de se réaliser ?
Sous-tendues par une admiration continue pour les mythes des peuples dits « primitifs », Canetti quête la manière dont les hommes de ces peuples croient en leurs mythes, manière qui s’oppose à la quantité sans qualité et sans foi de nos savoirs de moins en moins affectifs, de moins en moins mémoriels, de moins en moins profonds. « Il est vrai, dit-il, que je veux tout connaître de ce que les hommes ont cru. Mais je veux le connaître dans l’état où c’était encore crédible, et non dans ses rejets affaiblis. »
Enfin, les réflexions sur l’évolution de certaines « sciences humaines » -où les spécialistes prennent peu à peu le pouvoir, à coups de statistiques et de prétendue objectivité- mènent à la nécessité pour l’intellectuel d’avoir « le courage de choisir ce qui (lui) paraît important et significatif ».
Une dernière pensée qu’on gagnerait, suivant l’exemple de cet homme admirable que fut Canetti, à garder toujours présente à l’esprit : « Le mépris de tous ceux qu’on ne connaît pas pour la seule raison qu’on en connaît quelques-uns est un indubitable signe de stupidité et le pire de notre patrimoine héréditaire. »