Près de 70 ans après sa création, Locarno reste ce festival idéal, petit et grand, lové au bout de l’été et à l’ombre symétrique de Cannes et Venise. Idéal à plus d’un titre. D’abord pour les riches et souvent étonnantes programmations qui s’y jouent dans les marges de la compétition, creusant des recoins méconnus, volontiers oubliés, de la mémoire cinéphile – cette année, une riche rétrospective du cinéma d’Allemagne de l’Ouest des années 50. Ensuite, et toujours sur les bords de la compét’, pour cette habitude de garder table ouverte pour des géants discrets, rendus idéalement accessibles. Cette année, Roger Corman était l’invité d’honneur du festival, qui célébrait là une carrière dont il est toujours bon de rappeler l’importance – et puisqu’il a eu la gentillesse de nous accorder un entretien, on en reparle bientôt.
Enfin, évidemment: les nombreuses et riches ramifications de la compétition, à la fois prestigieuse antichambre pour les cinéastes de demain, et vitrine accueillante pour ceux qui, plus confirmés, se voient (parfois inexplicablement) refuser leur ticket d’entrée sur la piste cannoise. L’éclectisme de ces sélections reste une chose rare et précieuse, et il faut se réjouir d’y voir cohabiter le plus naturellement du monde documentaires d’avant-garde et films de genre. Devant une telle profusion, difficile évidemment de rendre justice à toutes les sélections, et d’ailleurs au compte de ce qu’on n’a pas vu il y a le Léopard d’Or (Godless, de Ralitza Petrova), dont les échos au-delà du jury n’avaient pas l’air outrageusement favorable. Quelques mots sur quelques films:
L’ornithologue (João Pedro Rodrigues)
Le film, qui repart honoré d’un prix de la mise en scène, était attendu, et ceux qui s’étaient émus de son absence à Cannes sont les mêmes qui, au sortir de la première projection, ont crié sans délai au génie. C’est un peu généreux, même si le film évidemment ne manque pas de qualités. Avec le très beau O Fantasma, JPR fut voilà près de quinze ans l’éclaireur d’une nouvelle génération de cinéastes, et d’une décennie de films marquants révélés pour la plupart sur les écrans de la Quinzaine des réalisateurs ou sous le soleil tessinois. L’ornithologue était d’autant plus attendu qu’il marque pour le cinéaste portugais un retour tardif à la fiction, sept ans après l’inégal Mourir comme un homme – il avait fallu se contenter depuis de quelques courts et d’un documentaire conceptuel assez dispensable (La dernière fois que j’ai vu Macao). Présenté comme une variation intime autour du mythe de Saint-Antoine de Padoue, le film donne vite une pesante impression de déjà vu. Pas tant chez JPR, d’ailleurs, qu’au fil de cette décennie qui a épuisé comme jamais ces décors de sous-bois et de rivières, où des personnages taiseux s’enfoncent en même temps qu’ils creusent au fond d’eux-mêmes, réveillés ici et là par le chant de la nature ou par l’appel du merveilleux. On a peut-être un peu trop capitalisé sur cette formule, sollicitée aux quatre coins du globe par le jeune cinéma d’auteur, qui y trouvait une liberté renouvelée. Elle paraît aujourd’hui bien usée, et en dépit du talent réel de JPR, on se fatigue vite devant ce spectacle programmatique, gouverné par un arbitraire qui n’a plus rien pour surprendre.
Jeunesse (Julien Samani)
Si la modernité s’use vite (il faut souhaiter, en dépit des petits chefs d’oeuvre qu’on lui doit, que la parenthèse du film magique de sous-bois se referme pour de bon avec L’ornithologue), on peut en toute logique se réjouir du regain d’inspiration classique qui semble animer ces derniers temps le JCF. Se réjouir, donc, après les films de Nicolas Pariser (Le grand jeu) et d’Arthur Harari (Diamant noir), de ce premier film adapté de Conrad, qui sort en salles aujourd’hui même et dont on vous reparle donc dès demain. Samani était, lui-même, assez attendu. Quiconque avait vu La peau trouée, remarquable documentaire tourné en 2004 dans un cadre et un imaginaire voisins, n’a pu que se désoler de voir tarder autant ce premier long, qui revient de loin – un development hell à la française, dont il fut sauvé finalement par Paulo Branco. Un film d’aventures en haute mer, battu par la tempête, mais tourné pour le genre de budget qui sied d’ordinaire aux drames en chambre: Jeunesse est d’emblée une gageure. Si bien que si le film s’avère en définitive frustrant, c’est pour de bonnes raisons: il donne l’impression d’être le premier chapitre, à la fois minuscule (il dure à peine 1h20) et adéquat, d’une plus grande aventure qui, forcément, ne vient pas. Mais dans le cadre qu’il s’est trouvé, plus ou moins forcé, il est assez saisissant par sa manière de résoudre chacune de ses limites dans autant de solutions de pure mise en scène (il faut voir notamment la scène, centrale, de tempête, qui est un modèle d’économie plastique).
La prunelle de mes yeux (Axelle Ropert)
Tout aussi classique, l’inspiration du troisième long métrage, assez charmant, d’Axelle Ropert. Boy meets girl, la fille est aveugle, lui non, les deux sont irascibles et se tapent sur les nerfs chaque fois qu’ils se croisent dans l’ascenseur étroit de l’immeuble où ils sont voisins. Un jour, le type, par jeu, fait croire à la fille qu’il est lui-même aveugle. Le film dès lors n’a plus qu’à dérouler la pelote de quiproquos et de drames légers offerts par cette situation idéale de comédie, jusqu’à l’issue romantique qui est son horizon naturel. Comme comédie, le film a un défaut, c’est qu’il n’est pas très drôle, et cela est dû probablement à ce que Ropert hésite entre deux directions de ses goûts: l’une, tournée vers un rythme et une poésie screwball (là, le film fait mouche, et son point de départ lui inspire une poignée d’idées très élégantes) ; l’autre tournée vers un comique plus contemporain, requis par un autre type de célérité, comique de vannes plus outrancier (ici le film est nettement plus poussif, en dépit des efforts de Mélanie Bernier qui se révèle excellente). Reste que La prunelle de mes yeux a une vraie qualité: impossible d’y déceler le moindre ancrage sociologique, le film habite un monde parfaitement autonome et fantaisiste, réussissant là où le cinéma de Mouret, aujourd’hui, semble complètement éteint.
Gorge, coeur, ventre (Maud Alpi)
On annonce une sortie en salles, aussi nous prendrons le temps de revenir sur ce petit film qui fit (un peu) sensation. Qu’il fasse autant parler eut été incompréhensible il y a quelques années, tant son genre, l’abattoir-feature, est un marronnier pour les festivals. Mais l’actualité lui est favorable, qui inonde les réseaux sociaux, avec une insistance bien légitime, de micro-reportages guérilla pour dénoncer l’horreur industrielle que l’on sait. Pas facile de trouver de nouvelles manières de filmer ce décor, qui a un avantage (il est d’emblée cinématographique: difficile de se planter vraiment) et un gros inconvénient (tout a déjà été dit de la banalité du mal ici à l’oeuvre, voilà près de 70 ans, dans le film définitif de Franju). Maud Alpi a trouvé la parade: piocher chez Walt Disney. Soit: faire se répondre la mécanique glaçante du couloir de la mort où l’on achemine les bestiaux (c’est le seul parti-pris intéressant du film: s’en tenir à cette antichambre) et des contrechamps sur le regard d’un chien, où l’on est invité à discerner un élan d’empathie animale (on devine la morale: si le chien a des sentiments, pourquoi nier ceux du boeuf ?). Problème, évident, de ce dispositif de montage neuneu: rien ne dit que le chien ne regardait pas en vérité un gros nonos. Mais le chien a un maître, et c’est là que le film s’enfonce pour de bon: parce que les quelques humains mobilisés ici par la trame de docu-fiction sont littéralement filmés comme des boeufs – de la pure chaire à thèse, farcie à la note d’intention. Quand on filme si mal les hommes, il n’y a peut-être pas urgence à filmer les animaux. D’autant que le film ne répond pas à la seule question véritablement intéressante: le chien était-il végétarien ?
Inimi cicatrizate (Radu Jude)
Pour qui a vu, et aimé, La fille la plus heureuse du monde et Papa vient dimanche, le raffinement plastique limite chichiteux de Inimi cicatrizate (tourné dans un 4/3 aux bords arrondis, comme le Jauja de Lisandro Alonso) ne manquera pas d’être une surprise. Adapté d’un roman de l’écrivain roumain Max Blecher, le film suit la lente dégradation physique d’un jeune tuberculeux, dans un sanatorium situé sur les bords de la Mer Noire. Le film met longtemps à intéresser: on s’ennuie volontiers devant sa série de tableaux vivants un peu trop corsetés, à l’image des patients du sanatorium qui mettent leurs dernières forces dans d’interminables discussions en vase-clos rappelant volontiers le système du Underground de Kusturica. La deuxième moitié est plus réussie, qui se recentre sur un scénario sentimental et triste. Le tout est méticuleux et parfois impressionnant, mais un peu trop naphtalineux pour justifier une apnée de 140 minutes dans un pareil cadre.
I had nowhere to go (Douglas Gordon)
Adapté du livre du même nom, le film de Gordon laisse Jonas Mekas raconter ses années d’exil, depuis son départ de Lituanie à son arrivée en Amérique. Matière superbe, évidemment, et que l’actualité fait résonner d’une manière particulièrement aiguë. Plaisir, surtout, de se laisser bercer par la belle voix de Mekas, à laquelle le film se dédie entièrement puisque Gordon a pris le parti de la laisser s’épanouir sur un écran noir, à peine percé de quelques images. Idée intéressante, et joliment paradoxale puisque Mekas lui-même a laissé derrière lui, avec ses films, des kilomètres de pellicule. Manière aussi pour Gordon de s’effacer derrière la parole du maître – mais peut-être pas tant que ça, et c’est la limite du film: car en vérité ce dispositif, finalement très voyant et pas si modeste, est aussi une manière tordue pour Gordon de tirer la couverture à lui.
Der traumhafte Weg (Angela Schanelec)
Six ans après Orly, le nouveau Angela Schanelec est une bressonade très inspirée. Situé entre la Grèce des années 80 et l’Allemagne actuelle, le film est, sur le strict plan de sa mise en scène, d’une précision et d’une élégance sans concurrence parmi la dizaine de films vus. Le film étant court, il n’est pas difficile de s’abandonner au plaisir simple que procure cet art austère et précis du plan ciselé au millimètre. Et c’est tant mieux parce que pour le reste, on n’a à peu près rien compris à ce que le film cherche à raconter.